Christian Baudelot, sociologue spécialisé dans les questions d’éducation, de salaires et de travail, s’inquiète des assauts répétés des pouvoirs publics contres les sciences économiques et sociales et la statistique publique. (article paru sur le site de Mediapart)

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Attaque frontale contre les sciences économiques et sociales à la faveur de la réforme des lycées, interdiction faite aux statisticiens de l’éducation nationale de demander aux élèves la profession de leurs parents dans les enquêtes, menaces de délocalisation de la statistique publique dans des casernes vidées de leurs militaires.

Ces trois interventions gouvernementales récentes dans le domaine des sciences sociales et de la statistique publique sont indépendantes et sans doute non coordonnées. Leur pouvoir de nuisance est pourtant de grande portée. La première réduit la part de l’enseignement des sciences économiques et sociales en le noyant dans un maquis d’options ; la seconde ampute toutes les recherches sur l’éducation d’un outil indispensable pour mesurer l’évolution des inégalités sociales; la troisième risque de déstabiliser durablement et d’appauvrir en moyens et en personnels une institution clé du service public. Au delà de leurs contextes particuliers, ces trois mesures ont un trait commun : elles visent à contrôler la représentation que notre société se fait d’elle-même.

Affaiblir le service de statistique publique, en le démantelant par voie de délocalisation ou en interdisant à ses agents de mesurer les inégalités sociales, c’est, dans les deux cas, entraver l’exercice d’un métier dont la démocratie exige qu’il demeure libre et indépendant du pouvoir politique. Dans notre démocratie, la connaissance objective de l’état de la France est à la fois un droit du citoyen et un devoir d’Etat. Lequel s’est jusqu’à aujourd’hui plutôt bien acquitté de cette responsabilité. La statistique publique est en France une institution originale et indépendante, sans équivalent dans aucun autre pays. Les fonctionnaires qui la servent sont aussi des scientifiques, des savants d’Etat. Leur mission relève à la fois du service public et de la science. D’où la grande qualité de la production statistique française qui est reconnue et admirée à l’échelle internationale. Indépendants intellectuellement du pouvoir politique, ces statisticiens ont toujours fait preuve à l’égard de l’Etat de la loyauté exigée de ses fonctionnaires. Ils produisent les chiffres mais, les mieux placés pour les commenter, ils sont aussi ceux qui les étudient et les expliquent. En toute objectivité ! Des liens forts et fructueux se sont tissés au fil du temps entre la statistique publique et les chercheurs des universités, économistes, sociologues, démographes, historiens et spécialistes de divers domaines comme celui de l’éducation. Liens multiformes et forts de coopération et souvent de coproduction. Les enseignants de sciences sociales sont devenus des partenaires à part entière de ces collectifs de production. Puisant largement dans les données et les publications de ces statisticiens, pour alimenter leurs cours, ils sont devenus des utilisateurs critiques capables de déceler des biais, de signaler des zones obscures en marge du champ statistique. Ils utilisent ces données et leurs outils pour former leurs élèves aux sciences économiques et sociales.

C’est tout cet édifice patiemment construit qui risque d’être démantelé parce que le portrait économique et social qu’il dresse le plus objectivement possible de notre société n’est pas conforme à l’image qu’aimerait donner de la France le pouvoir en place à ses propres citoyens. Pour en finir avec les inégalités, il suffit de ne plus les mesurer ! Produire des statistiques scolaires en négligeant la profession des parents, c’est défigurer l’image réelle de l’école, devenue depuis la montée du chômage un lieu de compétition acharné entre les groupes sociaux.

Les menaces qui pèsent aujourd’hui sur la statistique publique, la place des sciences économiques et sociales au lycée, l’intervention directe du pouvoir politique sur un outil fondamental du statisticien ne sont pas sans rapport avec la façon dont la liberté de la presse est aujourd’hui malmenée dans notre pays. Dans tous les cas, l’enjeu est le même : il y va de la connaissance objective de la réalité sociale.