De Kyoto à Copenhague, les raisons et les dessous d’un échec : le communiqué de la FSU et plusieurs articles / point de vue pour comprendre

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A suivre :

Communiqué FSU

La FSU constate avec consternation et colère que le sommet de Copenhague sur le climat a abouti à un échec dramatique pour l’avenir de l’humanité.

Après deux ans de travail et alors que plus de cent chefs d’État ou de gouvernement étaient réunis, aucun accord mondial n’a pu être conclu.

Les États-Unis par leur refus de prendre des engagements significatifs portent une responsabilité majeure et l’Europe s’est révélée incapable de proposer fortement une voie ambitieuse. Cela, combiné au jeu de la Chine d’une part mais aussi du Brésil, de l’Inde et de l’Afrique du Sud qui ont divisé et affaibli le G77, a conduit à un scénario catastrophe et les ultimes péripéties de Copenhague ne pourront occulter cet échec.

La séance finale de la conférence a simplement « pris note » du texte travaillé en dehors de toute procédure onusienne, par le MEF (Major Economies Forum), équivalent du G20, et invité les pays à le signer.

Ce texte ne prévoit aucune décision pour aller vers un nouveau traité contraignant confirmant et prolongeant Kyoto. S’il reconnaît la nécessité de limiter la hausse des températures mondiales à 2°C et la nécessité de fortes réductions des émissions mondiales, il ne mentionne aucun objectif chiffré de réduction à long terme (2050) et à moyen terme (2020) pour chacun des pays, qui feront simplement connaître leurs engagements pour 2020 d’ici au 31 janvier 2010 sans même préciser l’année de référence (1990 ou 2005 ?). Ce refus d’engagements contraignants concerne en premier lieu l’ensemble des pays développés, dont la responsabilité historique dans le changement climatique est particulièrement lourde.

Le texte prévoit la création d’un "Fonds climatique vert de Copenhague" avec l’objectif de lever 100 milliards de dollars par an d’ici à 2020 pour aider les pays en développement dans les mesures d’adaptation et d’atténuation mais les pays développés ne contribueraient qu’à hauteur de 30 milliards de dollars annuels sur la période 2010-2012. Et il est vraisemblable que ces fonds ne correspondront qu’à une reconversion de l’aide au développement déjà promise. Ajoutons à cela qu’aucun accord sur les contributions individuelles des pays riches, sur la répartition vers les pays pauvres, et sur le financement de la préservation des forêts n’a été trouvé.

Ce texte consacre également la place du marché, notamment concernant le problème de la déforestation (mécanisme REDD), donnant son imprimatur à un développement de la finance carbone aussi inefficace qu’injuste et source de profit spéculatif et d’instabilité économique et financière..

La seule note d’espoir réside aujourd’hui dans la forte mobilisation citoyenne qui s’est exprimée à l’occasion de ce sommet. Elle doit plus que jamais se poursuivre et s’amplifier pour imposer d’autres choix et promouvoir des transitions vers des sociétés soutenables et pour la justice climatique. La FSU dans la perspective de la conférence de Mexico fin 2010 s’engagera au plan national et international à construire de nouvelles initiatives avec ses partenaires dans les cadres intersyndicaux et dans les collectifs où elle est impliquée.

L’intervention de Hugo Chavez devant l’assemblée générale des chefs d’Etat à la fin de la conférence

Un rappel des objectifs et mécanismes du protocole de Kyoto et un bilan du sommet de Copenhague, par le collectif nantais Urgence Climatique, Justice Sociale.

Acte 1 : Kyoto (1997)

  • Le protocole onusien de Kyoto, signé en pleine période de capitalisme financier triomphant, a confié l’avenir climatique de notre planète à la mythique main invisible du marché

  • Des quota d’émissions de GES sont fixés pour les pays indus
    trialisés signataires

  • Les grandes entreprises industrielles reçoivent gratuitement des droits d’émissions de gaz à effet de serre (GES) et les échangent sur un marché

  • Seule l’Europe a mis en place ce genre de marché depuis 2005 : résultat, fin 2007 la tonne de CO2 valait 0.02 euros…

  • Les « mécanismes de développement propre » (MDP) permettent aux entreprises de récupérer des crédits d’émission si elles investissent pour réduire leurs émissions dans les pays en voie de développement

  • Comme ça coûte beaucoup moins cher et que les contrôles des réductions effectives de GES sont très mauvais dans les PVD, les entreprises européennes ont massivement utilisé les MDP (surtout en Chine) pour récupérer des crédits carbone et pouvoir continuer à polluer dans les pays développés, tout en respectant leurs engagements de Kyoto (même mécanisme que la « compensation carbone »)

  • Le nouvel accord de Copenhague est dans la même logique de marché. Il est même envisagé d’inclure la forêt et les terres agricoles dans le marché du carbone, les livrant aux spéculateurs de tout poil qui commencent à créer des hedge funds et des subprimes sur le marché carbone mondial naissant

  • Quel accord a donc été trouvé à Copenhague?

Acte 2 : Copenhague (2009)

Les négociations

  • Même si de nombreux observateurs tiennent la Chine pour responsable de l’échec des négociations, N. Klein et G. Monbiot soulignent l’attitude catastrophique des USA, qui n’ont fait aucune proposition significative, alors que le reste du monde les attendait pour bouger.

  • Les pays du Sud ont été les leaders des négociations, alors que l’Europe s’est complètement effacée.

  • L’un des seuls points positifs du sommet a été la présence de dizaine de milliers de militants pacifiques, dont beaucoup de jeunes. Le Klimaforum a été un carrefour d’idée et de rencontres. La convergence des luttes sociales et environnementales s’est produite à Copenhague et, on l’espère, fructifiera…

  • Le sommet a été gâché par l’organisation danoise, avec l’exclusion des ONG et des pays du sud des négociations la deuxième semaine, une police/milice pratiquant l’arrestation préventive à tout vat, des gymnases/dortoirs à moitié remplis et très loin du centre ville (mais des squats en plein air pleins)

L’"accord"

  • Le texte est issu d’un processus anti-démocratique : sous l’impulsion des USA, il a été rédigé par le G20 et soumis ensuite à l’approbation de l’ONU et à la ratification des “parties” (pays) présents : ~ 120 sur 192 avaient signé le 20/12 (Chine et Inde pas très motivés…)

  • Il n’y a eu aucun accord sur des objectifs globaux de réduction d’émissions de GES (seul est réaffirmé l’objectif de limiter l’augmentation de température à 2°C)

  • Les pays (développés et en développement) doivent définir eux-mêmes leurs objectifs de réduction pour le 01/02/09 et les appliquer ensuite (système “pledge-and-control” : promesse et contrôle)

  • Ce mode de fonctionnement (inspiré manifestement par les USA) est une régression par rapport à Kyoto (où des objectifs de réduction globaux (même faibles) avaient été décidés. Il ne garantit en aucune façon que les objectifs de réduction globaux seront suffisants.

  • Le problème des contrôle des émissions s’est posé : le Nord voulait imposer au Sud des contrôles internationaux, ce qui a fait achopper les négociations avec la Chine. N. Klein parle d’une tactique délibérée des USA pour susciter une opposition de la Chine et lui faire endosser la responsabilité de l’échec des négociations.

  • Importante défaite pour les européens et les pays les plus pauvres : mettre sur un pied d’égalité l’adaptation aux effets du changement climatique (par exemple aux baisses de productivité agricole) et l’adaptation aux mesures prises pour le limiter (par exemple aux pertes de revenus des pays pétroliers, beaucoup plus importants et faciles à chiffrer).

  • Le Nord « fournira des moyens » pour l’adaptation

Le fond d’aide à l’adaptation aux conséquences du dérèglement climatique

  • Le Nord s’engage à verser 10 milliards par an pour l’adaptation d’ici 2012 (« fast start »). Actuellement, les USA ont promis (royalement) 4 milliards et l’Europe 11 milliards : il en manque…

  • Et ensuite 100 milliards/an à partir de 2020

  • P
    our info
    : 1) les besoins financiers pour l’adaptation sont évalués à 200 milliards/an, 2) le congrès US vient de voter 600 milliards de budget militaire pour 2010…

  • Ce fond d’adaptation sera alimenté par des fonds publics (facilement traçables), privés (difficilement traçables et orientables) et « alternatifs » (la taxe Tobbin sauce Sarkozy… mais le fond doit être alimenté par le Nord : quid des flux financiers des grands centres financiers du Sud : Hong Kong…?)

  • Ces fonds seront gérés par des « organes internationaux » : banque mondiale, fond mondial pour l’environnement et un nouveau « machin » : le ‘Copenhagen Green Climate Fund’

  • L’argent ira en priorité aux plus pauvres

  • Les sommes débloquées devront s’ajouter à l’aide au développement « classique »

  • Les sommes devront être « prédictibles » d’année en année et « adéquates »…

Les "mécanismes" de lutte contre le dérèglement climatique

  • Le marché carbone est évoqué comme un « outil possible », sans plus de précisions

  • L’extension du marché carbone à la forêt et aux terres agricoles (REDD+) est mentionné comme nécessaire, mais aucun accord n’a été conclu sur le contenu du REDD+

  • Un mécanisme de transfert de technologie est prévu, mais rien de concret n’est dit sur son fonctionnement

  • L’accord sera amendable après le prochain rapport du GIEC en 2015

Acte 3 : après Copenhague…

  • Les prochaines négociations internationales sur le climat de l’ONU auront lieu à Bonn mi-2010, puis à Mexico pour la prochaine COP en novembre-décembre 2010

  • Vu l’immobilisme criminel et le manque de vision des politiques au niveau international, il devient plus urgent que jamais d’oeuvrer au niveau local. Différents types d’action sont envisageables :

  1. Action d’éducation populaire aux problématiques climatiques et pression sur les élus locaux par les collectifs Copenhague.

  2. Camps climat comme vitrine des alternatives.

  3. Plans énergie-climat citoyens nationaux ou régionaux ou locaux, pour proposer des alternatives réalistes et étayées aux politiques à la vue basse, manifestement en panne d’ambitions et d’idées

Conférence recherche consensus désespérement par Christophe Aguiton, militant d’ATTAC, actif dans la coalition Climate Justice Now !

Alors que la conférence de Copenhague semble sur le point de sombrer, il peut être utile d’essayer de comprendre comment fonctionne ce type de mega-sommet.

Comment aboutir in fine à un accord avec 192 pays et 45.000 personnes représentants les gouvernements, les ONGs, les mouvements sociaux et les scientifiques ?

La « COP » (Conference of Parties) est une conférence de l’ONU qui a pour objectif un traité international qui sera signé par les chefs d’États et de gouvernements du maximum de pays possible. A priori donc une négociation interétatique classique dans laquelle seuls les gouvernements ont leur mot à dire. Les choses sont en fait plus compliquées que cela…

Le rôle du GIEC, le "Groupe d’expert Intergouvernemental sur l’Evolution du Climat"

Premier élément inhabituel, qui s’explique par l’importance des analyses scientifiques sur un sujet aussi complexe que l’évolution du climat et ses conséquences probables, l’existence d’un organisme ad hoc, le GIEC, dont les rapports et les préconisations sont le soubassement des négociations en cours. Le GIEC fonctionne comme un organe hybride où les scientifiques jouent un rôle clé mais où les états sont représentés en tant que tel et jouent un rôle important dans l’adoption des rapports et préconisations.

Les « observateurs »

Les réunions des COP et des conférences préparatoires sont ouvertes à de nombreux observateurs qui jouent un rôle non négligeable dans les débats et les prises de positions. Il y a tout d’abord les différents membres de la "famille" ONU, PNUD, CNUSED, etc., s’y rajoute 67 "IGOs" les organisations intergouvernementales telles que l’OCDE ou la Banque Mondiale et surtout 985 ONGs.

Ces ONGs sont elles-mêmes regroupées en différents groupes d’intérêt : les "BINGOs", Business et Industries, où l’on retrouve les chambres de commerce et organisations patronales, les "RINGOs" pour les organismes de recherche, "IPO" pour les peuples indigènes, "TUNGOs" pour les syndicats regroupés dans la Confédération Syndicale Internationale, "LGMA" pour les collectivités locales, les "ENGOs" pour les associations et groupes militants sur les questions environnementales et 3 groupes non encore officiellement reconnus mais qui sont accrédités comme les autres, "YOUNGOs" pour les organisations de jeunesse, "Farmers" pour les organisations paysannes et "Women & Gender" pour une coalition féministe.

Le nombre croissant des ONGs et le caractère mouvant de leur composition ne permet plus à l’ONU de décider de
la représentativité de chacun. Chaque "groupe d’intérêt" autogère ses interventions dans les commissions thématiques ou dans les réunions plénières, la gestion des salles et espaces alloués dans les centres de conférence et enfin la répartition des places quand le nombre de représentants est limité. Les ENGOs, le groupe des ONGs militant sur les questions environnementales comporte 2 coalitions : "CAN" (Climate Action Network) et "CJN !" (Climate Justice Now !). CAN est la coalition historique, elle regroupe les principales grosses ONGs environnementales internationales, comme GreenPeace et WWF.

CJN ! est beaucoup plus récente. Cette coalition s’est créée à Bali, en décembre 2007, avec l’objectif de lier fortement les questions sociales et les questions environnementales. Elle regroupe les Amis de la Terre, Via Campesina, l’organisation internationale qui regroupe des syndicats de petits paysans, comme la Confédération Paysannes en France, ATTAC et beaucoup de mouvements sociaux qui participent de la mouvance altermondialiste. Ces deux coalitions doivent s’entendre pour partager les ressources mises à dispositions par l’ONU et les interventions publiques : la grande salle de réunion commune est ainsi réservée pour CJN ! le matin et CAN l’après midi ; quand il n’y a plus que 300 représentants des ONGs admises en session plénière, 100 sont pour les ENGOS. Elles sont alors partagées moitié/moitié, etc. Dans un second temps, ces coalitions répartissent à leur tour entre leurs membres les temps de parole et les places disponibles.

Alliances, mobilisation des opinions publiques, consensus…

L’ensemble de ces acteurs se rencontrent, cherchent à s’influencer, utilisant toute une panoplie de moyen d’actions pour faire pencher les choses en leur faveur. La règle du jeu est simple : l’accord final devant se décider au consensus, chaque acteur –et surtout les états– doit peser ses capacités de faire jouer son droit de véto et calculer ce qu’il lui en coûterait de le faire. Émettre un refus –un véto– est une prise de risque, l’accord pouvant se faire sans le pays considéré ou contre la position de l’acteur de la société civile impliqué dans la discussion. En pratique, cela donne un pouvoir considérable aux pays les plus pollueurs, États-Unis et Chine au premier plan : un accord sans eux n’aurait que peu de sens et obligerait les autres à des alliances qui deviennent obligatoires pour peser par le poids de leurs vétos cumulés.

C’est cette nécessité qui explique la solidité du groupe des 77, qui regroupe en fait plus de 100 pays du Sud qui ont beaucoup de désaccords entre eux et que certains pays du Nord, à commencer par la France, voudraient bien voir se diviser. Le consensus donne un pouvoir énorme aux "grands", mais permet à certains "petits" de peser par le poids symbolique qu’ils peuvent représenter : on a ainsi vu Tuvalu, un micro-Etat du Pacifique menacé de disparition, bloquer à deux reprises le processus de négociation. Et chacun sait qu’un accord sur les forêts (négociation connue sous le nom de REDD) serait impossible si la coalition des peuples indigènes s’y opposait frontalement…

Pour faire avancer les causes qu’ils soutiennent, les acteurs tissent des alliances -dans une première période CAN a été proche des positions de l’Union Européenne et CJN ! a des liens avec les Boliviens et latino-américains de l’ALBA ou certains Etats du Pacifique- et utilisent différents moyens pour convaincre l’opinion publique (réunions des gouvernements avec les ressortissants de leurs pays, conférences de presse, etc.)

Il faut aussi du liant pour que tout cela fonctionne. A Copenhague, on croise des personnes -ressources qui jouent de leur influence, Al Gore, Yann Arthus-Bertrand, Naomi Klein ou John Kerry, et surtout des centaines de "passeurs" qui évoluent d’un monde à l’autre. Les délégations gouvernementales ont dans leur sein des syndicalistes, des chefs d’entreprises ou des responsables d’ONG, les journalistes cherchent eux des informations mais en fournissent aussi à leurs interlocuteurs, la généralisation du wifi permettant à l’information de circuler en temps réel et aux personnes présentes de communiquer entre elles en permanence.

"On a oublié d’inviter la Terre à la conférence sur le climat" par Michel Serres, philosophe publié dans LE MONDE |

Professeur à l’université de Standford, Académicien, Michel Serres est l’un des rares philosophes contemporains à proposer une vision du monde qui associe les sciences et la culture. Dans son dernier essai en date, Temps des crises (éd. Le Pommier, 84 p., 10 euros), il retrace les bouleversements qui ont récemment transformé notre condition humaine, et soutient que la planète doit devenir un acteur essentiel de la scène politique. Nous lui avons demandé sa version du sommet de Copenhague.

Douze jours de négociations pour aboutir à un accord a minima : la montagne a accouché d’une souris. Pourquoi un bilan si décevant ?

Copenhague est à la géopolitique ce que les accords de Munich, en septembre 1938, ont été à la politique : un compromis lâche et dilatoire. Mais la comparaison s’arrête là. Si le sommet sur le climat a été un échec, c’est d’abord parce que mettre 192 personnes autour d’une table relève de la grand-messe plus que de négociations véritables. Le problème vient surtout de ce que ces 192 personnes sont des hommes d’Etat, dont la mi
ssion première est de défendre les intérêts de leur gouvernement et de leur pays. La politique, c’est son rôle, examine les relations humaines, fussent-elles conflictuelles.

Or, l’enjeu de Copenhague n’était pas les relations humaines, mais le réchauffement de la planète, la fonte des pôles, la montée des eaux, la disparition des espèces. Il s’agit d’un objet qui dépasse l’horizon classique du politique. Ce que montre avant tout le sommet de Copenhague, c’est que les limites du politique, au sens traditionnel du mot, sont aujourd’hui atteintes à un point sans précédent dans l’histoire.

L’échec était donc écrit d’avance ?

Il était en tout cas probable, et pour une raison simple : on a oublié d’inviter à Copenhague un partenaire essentiel, composé d’air, de feu, d’eau et d’êtres vivants. Cette absente, qui n’a encore jamais siégé dans aucun Parlement, je l’appelle la "Biogée", pour dire en un seul mot la vie et la Terre. C’est un pays dont nous sommes tous issus. Qui va représenter ce pays-là ? Quel sera son ambassadeur, quelle langue parlera-t-il ? Cela reste à inventer. Mais nos institutions ne peuvent plus désormais se contenter de jeux à deux. Le jeu de demain doit se jouer à trois : nous ne pourrons plus rien faire sans tenir compte de la Biogée.

Jouer à trois, que voulez-vous dire ?

Il y a un tableau de Goya, Duel à coups de gourdin, qui l’explique très bien. On y voit deux hommes se battre avec des bâtons. De ce jeu à deux, qui va sortir gagnant ? Quand Hegel met aux prises le maître et l’esclave, il donne le résultat de leur lutte (l’esclave devenant le maître du maître), mais il oublie de dire où se déroule la scène. Goya, qui est peintre, ne peut pas se permettre cet oubli, et il situe cette bagarre… dans les sables mouvants. A mesure que les deux hommes se tapent dessus, ils s’enfoncent ! Et voilà pourquoi le jeu à trois, aujourd’hui, devient indispensable.

Les hommes politiques peuvent continuer de gérer leurs conflits de façon stratégique, guerrière ou diplomatique : tant qu’ils oublieront de représenter la Biogée, ils s’enfonceront dans les sables mouvants. A Copenhague, j’aurais voulu que ce tableau soit au milieu de l’amphithéâtre !

"Si le climat était une banque, on l’aurait déjà sauvé", a ironisé le président du Venezuela, Hugo Chavez, durant le sommet. Que vous inspire cette remarque ?

Ce que souligne Chavez, c’est la suprématie qu’a prise l’économie dans la gestion de notre monde. Depuis cent cinquante ans, il est entendu, aussi bien par la gauche extrême marxiste que par la droite la plus pure, que l’économie est l’infrastructure essentielle des sociétés. Dès lors, il suffit qu’arrive un gros nuage dans ce domaine pour que tous les politiques se mobilisent. Mais je soutiens depuis longtemps que l’économie n’est qu’un paramètre parmi d’autres. Et que la crise financière qui bouleverse aujourd’hui le casino de la banque n’est que le révélateur de ruptures autrement plus profondes, pour lesquelles les termes de "relance" ou de "réforme" sont hors de propos.

Ces ruptures que vous décrivez dans "Temps des crises", quelles sont-elles ?

La première, la plus profonde sans doute, c’est la disparition de la majorité paysanne. Au début du XXe siècle, il y a en Occident 60 à 65 % de paysans ; en l’an 2000, il en reste 1,8 %. Cette chute brusque des populations rurales, qui va gagner rapidement les autres parties du monde, marque la fin d’une période qui a commencé… avec le néolithique.

Or, la nouveauté d’un événement est toujours proportionnelle à la longueur de l’ère précédente. C’est donc un bouleversement considérable qui vient de se produire, dont les conséquences commencent seulement à se faire sentir. La bête rurale n’est pas la même que la bête urbaine, ce n’est pas le même "être au monde"… Et notre époque connaît bien d’autres ruptures. Dans des domaines aussi variés et importants que l’habitat, l’espérance de vie, la démographie, les communications, tout est véritablement en train de se transformer. Mais il y a une chose qui n’a pas changé, ce sont nos institutions. Et vous voudriez que cela n’explose pas ? Avec des instances gouvernementales prévues pour un milliard d’habitants quand nous sommes six milliards et demi ; pour des paysans quand nous sommes tous dans la ville ; pour des gens qui mouraient à 30 ans quand nous devenons centenaires ?

Comment faudrait-il modifier ces institutions pour tenir compte de "l’invitée manquante" de Copenhague ?

Je disais tout à l’heure que le sommet sur le climat a montré les limites du politique, mais il faudrait aussi parler du scientifique. Jamais ces 192 personnes ne se seraient réunies s’il n’y avait eu derrière elles les travaux du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), c’est-à-dire les savants. Deux groupes de personnes sont donc en jeu : un groupe d’experts qui savent mais qui ne sont pas élus, et un groupe d’élus qui ne savent pas. Pour avancer, il faudra inventer une reconfiguration de ces deux profils. Celui du politique comme celui du scientifique, dont l’implication dans la vie de la cité est aujourd’hui absolument nécessaire.

Propos recueillis par Catherine Vincent