En février 2009, peu après l’avènement de Besson au ministère de la Rafle et du drapeau, son directeur-adjoint de cabinet avait demandé à recevoir une délégation du RESF, "pour faire connaissance". Polytechnicien, énarque, 36 ans, venu avec Besson du secrétariat d’Etat chargé de la prospective, Franck Supplisson ne connaissait rien à l’immigration. Nous l’avions averti : "Vous n’imaginez pas le nombre et l’ampleur des saloperies que vous allez être amené à commettre". De fait, des presque 60 000 expulsions réussies en deux ans à l’emprisonnement de centaines d’enfants dans les centres de rétention en passant par les haut faits que furent, par exemple, l’expulsion express de Najlae, lycéenne d’Orléans venue se plaindre d’un frère violent, expédiée au Maroc ou celle d’Ardi, polyhandicapé kosovar mis avec sa famille dans un avion spécial, sans même son fauteuil roulant, le bouquet des ignominies rassemblées par Franck Supplisson dépasse sans doute, et de loin, ce qu’il avait espéré.

Nous sommes à la croisée des chemins. Si François Hollande n’inverse pas la politique migratoire de son prédécesseur, l’avertissement jadis adressé à Supplisson vaudra mot pour mot pour tous ceux, ministres, conseillers, préfets, fonctionnaires en charge de cette question.

Nous n’en sommes pas là. Pas encore ?

Les responsables, y compris au plus haut niveau, témoignent d’une certaine capacité d’écoute. Il faut souhaiter qu’elle demeure. Alertés le 1er juin à 19h de l’imminence de l’expulsion de Gervais Gantchou, père camerounais de deux enfants français, enfermé au CRA du Mesnil-Amelot, le directeur du cabinet du ministre et son adjoint prenaient le temps de se renseigner et de passer plus d’une demi-heure au téléphone avec un militant RESF (de 23h à 23h30, s’il vous plaît), avant de retarder l’expulsion de 24 heures à deux reprises. Dans le même temps, ils faisaient libérer la mère de deux petits enfants retenue à Lyon. Deux jours après, M. Du, père chinois de trois enfants du Val-de-Marne était aussi libéré. La différence avec la vacuité suffisante d’un Guillaume Larrivé ou d’un Maxime Tandonnet, ex-conseillers de Sarkozy est manifeste.

Pourtant, si cette ébauche de changement est appréciable (et appréciée), elle ne suffit pas, tant s’en faut et le risque est réel, si la politique ne change pas profondément, que le cabinet de Manuel Valls s’engage dans la voie peu reluisante tracée par Hortefeux, Besson, Guéant et compagnie.

Après 48 heures de réflexion, conscients que leur décision avait une portée politique et engageait l’avenir, le ministre de l’Intérieur et son cabinet maintenaient l’expulsion de Gervais Gantchou (sans que, contrairement à leurs engagements formels, nous en soyons informés). Ainsi, Gervais Gantchou aurait dû être le premier père de famille (d’enfants français de surcroît !) expulsé par François Hollande. A son 45e et dernier jour de rétention il était monté de force dans un avion. Il n’a dû son salut qu’à son courage et à sa détermination qui l’ont fait se débattre et hurler, appelant les passagers à l’aide, obligeant finalement l’escorte à le débarquer. S’il est encore en France, c’est clairement contre la volonté du gouvernement qui, en ne renonçant pas à l’expulser faisait le choix du refus d’une rupture franche avec la politique de ses prédécesseurs. Une décision prise pour des raisons politiques assumées, et justifiée depuis avec des arguments trop souvent entendus par le passé. A croire que la fonction crée l’argumentaire !

D’abord, un grand classique : "Nous appliquons des décisions de justice" ! Systématiquement avancé par les collaborateurs de Sarkozy, c’est un argument de confort. Il confère à l’expulsion l’apparence de légitimité de la chose jugée et, du même coup, une bien commode absolution à son exécutant. Il n’en constitue pourtant pas moins un artifice. Le tribunal administratif et le Juge des libertés et de la détention rendent des arrêts qui établissent que la décision d’expulser est légale et attestent que la procédure a été conduite dans les formes. Pas qu’elle est obligatoire et moins encore moralement justifiée. Quant à l’interdiction du territoire (ITF) assortissant certaines condamnations, son exécution peut être légalement contestée et elle ne s’impose pas plus comme on voudrait me faire croire.

Il arrive que la personne expulsée ait commis des délits et fait de la prison. Pour autant, est-il légitime qu’elle soit, en prime, punie d’une sanction extrême (un bannissement !) parce qu’elle est sans papiers ? Français, étrangers avec ou sans papiers, même délit, même sanction. On ne voit pas de quel droit des fonctionnaires s’arrogeraient le pouvoir de punir doublement certains justiciables ! En réalité, ce n’est pas affaire de droit mais bien plutôt de confort moral des fonctionnaires ! Expulser quelqu’un qu’on salit et présente comme un sale type plutôt qu’un bon père de famille est socialement plus honorable et moralement plus confortable. Raison pour laquelle il est de règle, dans certaines préfectures ou chez certains conseillers ministériels, non seulement de s’appuyer sur les condamnations quand elles existent mais aussi d’exhumer, fiches de police à l’appui, de vieilles affaires, de pratiquer délibérément l’insinuation, voire la calomnie. On en tient maints exemples à la disposition de qui veut !

La suspicion odieuse devient de règle. Besson avait inventé la notion glauque de "mariage gris" au nom de laquelle il envoyait la police à 6h30 du matin tâter les deux côtés du lit pour s’assurer que les couples y ont bien couché, fouiller les paniers à linge sale pour vérifier que les culottes de madame voisinent avec celles de monsieur ou interroger chacun sur la couleur des sous-vêtements de l’autre. Quand on parle de basse police, Besson répond présent. Même suspicion concernant les familles, particulièrement quand les parents sont séparés. Les pères sont priés de produire les preuves matérielles de leur intérêt pour leurs enfants : attestations témoignant de leur assiduité à la sortie de l’école, avis de virement sur le compte de la mère, factures, etc. Les sales réflexes viennent vite : parlant de Gervais Gantchou, le directeur de cabinet de Manuel Valls dit "il a reconnu deux enfants français". Pourquoi cette formulation si ce n’est pour insinuer qu’il n’en est peut-être pas le père biologique ou qu’il ne les a faits que pour bénéficier des droits de père d’enfants français. La fantasmagorie du beauf lepéniste des années soixante accusait les pauvres de faire des enfants pour vivre des allocations familiales, celle des années Sarkozy les soupçonnait de se faire épouser de gourdes de nationalité française et de les engrosser pour obtenir des papiers. On aimerait beaucoup qu’en ce domaine aussi, le changement, ce soit maintenant.

Nous avons signalé le 9 juin, une affaire sinistre. La possible expulsion de Mayotte vers Anjouan d’Ali AHAMED, père de quatre enfants ne devrait être que l’une des 20 à 30 000 expulsions réalisées chaque année à partir de cette île de moins de 200 000 habitants.

Elle présente cependant un caractère spécialement monstrueux. Ali Ahamed est père de Raniya, fillette atteinte d’une pathologie grave et chronique et soignée en métropole. Elle y est accompagnée de sa mère et de son jeune frère. Ali Ahamed est donc resté seul à Mayotte avec ses deux autres enfants, Rachka (11 ans) et Omar (9 ans). Le 7 juin, il était arrêté et placé dans les locaux infâmes du CRA de Mayotte : pas de lit, des nattes à même le sol, pas de tables, on mange par terre, dans des gamelles. Il devait être expulsé, abandonnant ses deux enfants, livrés à eux-mêmes. La fabrique des orphelins ? Il a finalement été libéré le 11 juin non pas sur intervention du ministère pour autant que nous le sachions mais pour avoir passé 5 jours en rétention sans être présenté à un juge.

Parallèlement, deux Roms de Macédoine, père d’un enfant scolarisé chacun, sont au CRA de Lyon, un autre de Villejuif (94) au CRA de Palaiseau. Deux des quatre enfants haïtiens de la famille Victor-Ferry attendent toujours à Port au Prince de rejoindre leur mère à Châtenay-Malabry.

Peut-être pour tendre des pièges au nouveau gouvernement, peut-être dans l’attente d’autres instructions, les préfectures (et consulats pour ce qui concerne les visas) se comportent comme au temps de Sarkozy. Or, cette politique produit inévitablement de telles situations. Voilà 8 ans que le RESF a été créé, voilà 8 ans que nous le déplorons et le combattons. Il faut changer de politique, en profondeur et au plus vite. D’abord pour ceux qui en sont lourdement victimes, mais aussi pour ceux qui sont chargés de la mettre en œuvre : les membres du cabinet en charge de ces questions mais aussi toute la chaîne des fonctionnaires, du préfet aux escortes, qui transmettent les ordres, les exécutent et finalement s’habituent au pire et s’y abîment. Et, en attendant ce changement, décréter un moratoire sur ces expulsions.

Faute de quoi, nous le disons solennellement à chacun des membres du cabinet du ministre de l’Intérieur, vous n’imaginez pas l’ampleur et le nombre des ignominies que vous aurez à commettre. L’exemple de vos prédécesseurs montre qu’on s’y habitue. Mais aussi qu’on n’en sort ni indemne, ni grandi.

L’avertissement vaut naturellement pour les ministres, tous les ministres et leurs collaborateurs qui, quel que soit leur domaine de compétence, sont solidaires du gouvernement. Et il vaut, à l’évidence pour la présidence de la République qui, depuis le 6 mai, s’est attachée à multiplier les marques de changement par rapport au quinquennat précédent. On ne peut que se féliciter d’avoir une présidence simple, attentive, débarrassée du fatras bling-bling, normale, en un mot. Mais encore faut-il que cette attitude estimable ne soit pas gâchée par la perpétuation, ouverte ou occulte, de ce qui a été aussi, l’une des faces odieuses des années Sarkozy.

Richard Moyon