Tribune libre de GÉRARD ASCHIERI, SECRÉTAIRE GÉNÉRAL DE LA FÉDÉRATION SYNDICALE UNITAIRE.
Comment concrétiser les valeurs au cœur de notre République ? Il y a quelque temps j'ai eu l'occasion de parler à mes élèves de mes origines : né à Marseille de parents immigrés italiens. « Mais alors, monsieur, vous n'êtes pas français ! » s'exclama l'un d'eux en riant,
approuvé par une bonne partie de la classe. Ce n'était pas un reproche, plutôt une joyeuse découverte. J'eus beau, interloqué, expliquer que les origines n'avaient rien à voir avec la nationalité : pour eux c'était une évidence, je n'étais pas plus français que nombre d'entre
eux qui, tout en ayant sans conteste la nationalité française, se vivaient, et étaient perçus par les autres, comme beurs, portugais, espagnol sénégalais, chinois… Il y avait certes un peu de taquinerie dans cette résistance mais, derrière, il y avait aussi un fond, un
ressenti, un vécu. Cette petite anecdote en dit long sur une société qui, peu à peu, en est venue à construire une image et un vécu de la France comme excluant ceux qui ne correspondent pas à un certain modèle. Une France dont une part de la jeunesse qui y est née et qui y
vit ne se sent plus totalement partie prenante.
En contrepoint de cette expérience me revient à la mémoire la fameuse vidéo de Brice Hortefeux, non pas ses propos, mais ceux d'une anonyme responsable de l'UMP perçue dans le brouhaha : parlant du jeune Amine, elle entend souligner qu'il est bien des « nôtres » (« c'est notre petit Arabe ») et s'exclame : « Il est catholique, il mange du cochon et boit de la bière. » On n'a pas assez souligné tout ce qu'avait de ridiculement odieux ce propos, offrant un modèle caricatural de cette « identité » pseudo-française qui se substitue à celui du béret et de la baguette de pain et qui implicitement désigne le musulman comme étranger, sinon ennemi. Dans ce contexte, lorsque je vois dans quelles conditions est relancé le débat sur « l'identité nationale », au moment même où ceux qui le lancent multiplient les gestes de rejet envers les immigrés sans papiers, je ne peux qu'être inquiet sur les motivations à peine masquées et sur les conséquences d'un tel débat. Bien loin de mettre en lumière la richesse, la complexité et les contradictions des valeurs et des pratiques qui se sont forgées au cours de notre histoire, ne s'agit-il pas de construire de toutes pièces une « identité » fantasmée, prétexte à stigmatiser et exclure davantage une partie de ceux qui vivent en France ?
En réalité, le débat fondamental est et doit être celui du « vivre ensemble » : comment dans un pays, qui a depuis des siècles été un pays d'immigration et dont une des forces est la diversité des cultures, créer les conditions pour que tous ceux qui y vivent se sentent appartenir à une même société et relever d'une même citoyenneté, qu'ils aiment le porc ou le mouton, les spaghetti ou les nouilles, l'opéra ou le rap, qu'ils croient en Jésus, Jéhovah ou en rien ? Comment concrétiser les valeurs au cœur de notre République, celles de liberté, d'égalité, de fraternité, mais aussi de laïcité, de solidarité, de démocratie, de justice, de tolérance ? Comment faire que chacun les perçoive comme ayant une effectivité indiscutable pour lui et toute la société et, à partir de là, puisse les reconnaître comme supérieures à toutes les autres ? Comment faire que les enfants et les jeunes qui vivent dans ce pays ne s'y sentent pas précaires ? Cela implique une politique qui se donne comme objectif de rendre effective l'égalité des droits. Cela implique aussi que l'école joue tout son rôle de formation de la jeunesse et de construction d'une citoyenneté et que soit lancée une réflexion d'ampleur sur ce que doit être, non pas un socle commun, mais une culture commune ambitieuse offerte à tous. Il est malheureusement fort à craindre que ce débat soit occulté au profit d'une médiocre opération politicienne.
Communiqué de presse FSU, Paris le 4 novembre 2009
La FSU ne peut que s'inquiéter de voir relancer le débat sur « l'identité nationale » au moment même où le gouvernement multiplie les gestes de rejet envers les immigrés sans papiers. Il est à craindre que cette initiative à visées politiciennes revienne à construire de toutes
pièces une « identité » fantasmée, prétexte à stigmatiser et exclure davantage une partie de ceux qui vivent en France, et soit bien loin de mettre en lumière la richesse, la complexité et les contradictions des valeurs et des pratiques qui se sont forgées au cours de notre histoire
Si débat il doit y avoir aujourd'hui il doit d'abord porter sur le « vivre ensemble » : comment créer les conditions pour que tous ceux qui vivent en France se sentent appartenir à une même société et relever d'une même citoyenneté ? Comment concrétiser des valeurs qui sont au
coeur de notre République, celle de liberté, d'égalité, de fraternité mais aussi de laïcité, de solidarité, de démocratie, de justice, de tolérance? Comment faire que chacun les perçoive comme ayant une effectivité indiscutable pour lui et toute la société? Comment faire
reculer les inégalités et les discriminations ? Comment faire que les enfants et les jeunes qui vivent dans ce pays par naissance, par choix ou contrainte de leurs histoires familiales ne s'y sentent pas précaires ?
Dans cette perspective notre système éducatif doit jouer tout son rôle de formation de la jeunesse et de construction d'une citoyenneté et il faut lancer une réflexion d'ampleur sur ce que doit être non pas un socle commun mais une culture commune ambitieuse offerte à tous.
Cela implique une politique qui se donne comme objectif de rendre effective non pas l'égalité des chances mais bien l'égalité des droits.
Entretien avec Benjamin Stora, historien
Il faut se méfier des initiatives étatiques relatives à l’écriture de l’histoire et à la définition de la nation, insiste l’historien Benjamin Stora.
Historien de la colonisation, auteur de nombreux ouvrages consacrés à l’immigration, Benjamin Stora juge suspecte l’injonction étatique à ouvrir un débat sur « l’identité nationale ». Pour lui, la mondialisation ou la construction européenne nourrissent, plus que l’immigration, une « crise de la question nationale » que la stigmatisation des immigrés et des Français d’origine étrangère ne saurait, en aucun cas, résoudre. Entretien.
Comment jugez-vous l’initiative gouvernementale prétendant définir « l’identité nationale » ?
BENJAMIN STORA. Cette initiative est très curieuse : elle ne correspond à aucune demande de définition de l’identité nationale émanant de la société. Cette question, en réalité, ne préoccupe ni le mouvement associatif, ni les partis politiques, ni les syndicats et ce que l’on appelle le mouvement ouvrier. C’est une proposition de débat qui vient d’en haut, de l’État. Là se situe le problème. Je me suis toujours méfié des initiatives étatiques relatives à l’écriture de l’histoire de la nation. On se souvient de la mobilisation des historiens contre la loi du 23 février 2005 définissant le système colonial comme « positif ». Ce genre d’initiative trahit une sorte d’obsession de l’État, qui veut à tout prix encadrer, régir l’écriture de la nation française. Le « débat » voulu par Éric Besson va, en outre, se tenir dans des lieux hautement symboliques : les préfectures. Participer à un débat sur la nation française, sur l’histoire de France, en se rendant à des convocations en préfecture, là où sont délivrés ou refusés les papiers aux étrangers, voilà qui est franchement très spécial. Personnellement, je ne répondrai pas à une telle convocation. En revanche, je suis favorable à l’ouverture d’un débat sur l’histoire de France, jusque dans ses aspects – osons le mot ! – négatifs. De Vichy à la guerre d’Algérie, il y a beaucoup à dire sur l’histoire de France. Sur ses lumières, celles de la Révolution française, comme sur ses ombres, celles de la collaboration ou de la colonisation. Pour cela, les enseignants, qui sont en première ligne, ont besoin de moyens, et non pas d’injonctions. Ils n’ont pas besoin d’aller dans les préfectures pour transmettre l’histoire de ce pays et ses valeurs républicaines.
En quoi l’association des termes « identité nationale » et « immigration » pose-t-elle, en soi, problème ?
BENJAMIN STORA. Nous savons, aujourd’hui, que la crise de la question nationale, si elle existe, est liée à d’autres facteurs que l’immigration. Par exemple, la mondialisation culturelle ou la construction européenne. On ne peut pas nier les interrogations sur le devenir de la nation française dans le monde, dans l’espace européen ou dans l’espace méditerranéen. Ce sont là de vraies questions politiques, géostratégiques. Il faut redéfinir la question nationale en France au regard de ces nouvelles données. C’est une évidence. Mais faire de l’immigration l’unique facteur de définition ou de redéfinition de l’identité nationale est très problématique, pour ne pas dire plus. D’autant qu’est mobilisé, ici, un champ lexical dangereux, celui de la « fierté d’être français », un mot d’ordre aux visées xénophobes introduit par l’extrême droite française il y a une trentaine d’années.
Que vise, en termes de projet politique, l’« ostratisation » de la population sous-jacente à ce débat, tel qu’il est mené ?
BENJAMIN STORA. Ce débat ne vise malheureusement pas à unifier, à produire de la cohésion nationale. Il risque au contraire de procéder par stigmatisation. Aux antipodes de la recherche de boucs émissaires, il faudrait, au contraire, essayer d’agréger, d’intégrer toutes les mémoires, y compris les mémoires blessées, dans un même récit national. L’enjeu central et difficile est celui de la construction d’un nouveau récit républicain. Je plaide, pour ma part, pour l’ouverture et l’enrichissement de ce récit national, pour une transmission des valeurs de la République. Mais dans le refus de toute stigmatisation.
ENTRETIEN RÉALISÉ PAR ROSA MOUSSAOUI