La plus évidente est une fissuration du bloc historique néo-libéral.

On se rappelle la manière dont l’alliance entre le salariat du secteur public, la classe moyenne intellectuelle et les milieux populaires, alliance qui conduisit la gauche à la victoire électorale de 1981, s’est progressivement désagrégée au milieu des années 1980. On vit alors se constituer un nouveau bloc hégémonique rassemblant le système économique néo-libéral moderne et les représentations qui lui sont liées, représentations théorisées et instillées par le néo-management. L’emprise fut telle qu’au plus profond de la gauche, la mise en concurrence généralisée des individus, des structures et des territoires, la mise à bas de l’Etat providence, de l’Hôpital, de l’Ecole, de l’Université apparurent comme les terrains d’une “modernisation nécessaire”. Si le démontage social et démocratique a un temps été porté par le consentement et l’idéologie insidieuse de coproduction des “réformes”, la classe moyenne qui fournissait au néo-libéralisme son assise sociale est en passe, maintenant, de faire défection. Attaquée économiquement et socialement dans son essence, elle se détourne à présent des valeurs qu’elle a un moment glorifiées.

La seconde fracture est générationnelle.

Les babyboomers sont devenus adultes pendant les trente glorieuses, période marquée économiquement par une forte croissance, par une idéologie orientée vers la consommation et par une ascension sociale facilitée. Est-ce lié au fait que la génération précédente avait connu la honte de la guerre ? Les babyboomers ont accédé rapidement aux responsabilités et n’ont plus quitté le pouvoir depuis. Pour ce faire, ils n’ont eu de cesse d’auto-célébrer l’hédonisme conquis pendant leur jeunesse et de dénigrer les générations suivantes, la “Bof” génération et la génération “Bataclan”, supposées incapables d’élans vitaux, de pensée politique, de toute prise de responsabilité, et maintenues dans un état d’adolescence avancé. Ces générations – la “Bof” et la “Bataclan” – ont été et sont celles du « niveau qui baisse », du bac dévalué (qui ne saurait plus constituer le rite initiatique donnant accès à l’âge adulte), de la déresponsabilisation (à l’Université comme ailleurs), de la dépossession. Or, chaque génération a le droit et le devoir d’exercer le pouvoir pour modeler la vie qu’elle a, elle, devant soi, de prendre des risques, de construire de nouvelles valeurs, de nouvelles utopies, fussent-elles éloignées de celles de la génération précédente.

En un mot, le droit et le devoir d’accoucher d’elle-même.

Les babyboomers sont pleinement comptables du monde qu’ils ont contribué à construire pendant les trente années d’hégémonie néo-libérale, monde qui fait leur fierté. Comment les gérontes du moment pourraient-ils, dans ces conditions, prétendre à gouverner encore, prenant des décisions dont ils ne vivront pas les conséquences ?

La troisième caractéristique de la crise globale que nous traversons se manifeste par un décalage entre les camps politiques ou de manière plus large, les structures d’organisation, et les valeurs, l’idéologie qu’ils sont censés véhiculer.

Ce décalage ne se fait jour que lorsque les représentations culturelles dominantes ne permettent plus l’adhésion aux politiques menées. Or, la “République des Communicants” et sa pratique de la triangulation n’abusent plus personne et la “raison économique” se fait mythologie. Le décalage est devenu une béance.

Et comment ne pas constater que l’absence d’adhésion à la ligne politique poursuivie continûment par-delà les alternances induit un danger supplémentaire : la tentation autoritaire, perceptible dans l’amoncellement de lois sécuritaires, dans l’utilisation quotidienne de la peur comme moyen de gouvernement, dans la promotion de l’homme providentiel, dans la nostalgie du leader charismatique et rédempteur — je suis le sage, le juste, le miséricordieux.

Cette crise générationnelle et systémique débouchera inéluctablement sur un monde nouveau. Il ne tient qu’à nous qu’il soit conforme à nos vœux et aux intérêts du plus grand nombre. Il nous appartient — à nous, et non à ceux qui l’ont conduit là où il est— de construire le monde. Ça nous regarde.

Aussi, le 31 mars, nous manifesterons, mais nous ne rentrerons pas chez nous.

Collectif des Jeunes Universitaires d’Ile-de-France