Point de vue : « La fermeture des frontières est irréaliste »

Tribune de Claire Rodier, membre du Gisti (groupe d’information et de soutien des immigrés), publiée dans Politis n° 973, le 25 octobre 2007 dans un dossier « Idées : Ces questions qui fâchent à gauche ».

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« La fermeture des frontières est irréaliste »

Tribune de Claire Rodier, publiée dans Politis n° 973, le 25 octobre 2007

Cette tribune de Claire Rodier, membre du Gisti (groupe d’information et de soutien des immigrés), a été publiée par la revue Politis dans un dossier « Idées : Ces questions qui fâchent à gauche ».

On me demande de répondre à la question : « Une politique d’immigration sans frontières est-elle réaliste ? » Je crois qu’il ne faut pas poser la question dans ces termes. Les frontières existent, leur disparition n’est pas à l’ordre du jour, et elles ont leur fonction dans l’organisation du monde. Mais cette fonction n’est pas forcément d’être un obstacle, une barrière : ce n’est pas parce qu’ils ont des frontières que les Etats sont contraints de les fermer. Au contraire : ce qui n’est pas réaliste, c’est une politique d’immigration fondée sur la fermeture des frontières. Il y a dix ans le Gisti affirmait : « tout bien réfléchi, la liberté de circulation » . La formule n’est pas qu’un simple slogan. Pour qui prend le temps de peser tous les éléments du débat, la liberté de circulation s’impose comme une évidence.

D’abord, parce qu’elle existe déjà. Aujourd’hui, une partie non négligeable de la population mondiale en jouit déjà presque totalement, et peut passer du territoire d’un pays à un autre en n’ayant à produire qu’un passeport et parfois un visa, formalités qui ne lui coûtent que quelques dizaines d’euros. Revendiquer la liberté d’aller et venir répond, par conséquent, à une simple exigence d’égalité. Pouvons-nous accepter l’idée qu’elle serait réservée à ceux qui ont la chance d’avoir la nationalité d’un pays riche ? Pourquoi ceux que le sort a fait naître du mauvais côté de la planète n’auraient-ils comme alternative, comme c’est le cas aujourd’hui, que d’être « choisis », si leur profil correspond aux besoins des économies occidentales, ou assignés à résidence chez eux, au mépris du droit international ? Car, il faut le rappeler, la liberté de circulation est consacrée par la Déclaration universelle des droits de l’homme, selon laquelle « toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays ».

Ensuite, parce que les politiques de fermeture qui se sont succédé depuis des années, en France comme en Europe, ont fait la preuve de leur inefficacité au regard de leurs objectifs affichés. Pourquoi, sinon, en serait-on en 2007 à la trentième modification de la législation sur l’entrée et le séjour des étrangers depuis vingt-cinq ans ? Conçue pour réguler la pression migratoire, la fermeture des frontières ne supprime pas les facteurs attractifs qui en sont une des explications, elle en rend juste le franchissement plus difficile et oblige les migrants à prendre plus de risques. Renforçant la dangerosité des routes migratoires qui doivent contourner les points de passages officiels, elle fait monter les tarifs des passeurs et nourrit les mafias.

A la fermeture des frontières, il faut assimiler son aléa du moment, la politique d’« immigration choisie », qui n’est ni plus ni moins qu’un tri sélectif des immigrés considérés comme utiles en fonction des besoins des Etats d’accueil. Car en faisant barrage à l’immigration familiale (dite « subie »), elle produira les mêmes effets : encourager la clandestinité. Une clandestinité dont s’accommodent fort bien les promoteurs du filtrage, et qui n’a jamais gêné les employeurs, lesquels trouvent leur compte dans une main-d’œuvre sans droits, contrainte au travail clandestin, dont l’exploitation alimente des pans entiers de l’économie. Aux avant-postes de la précarité, les sans-papiers ont permis d’ouvrir, depuis une vingtaine d’années, la voie de la flexibilité du travail et de l’abaissement des droits sociaux qui sont ensuite devenus la norme pour l’ensemble des salariés.

Lorsqu’en 1997 le Gisti a pris position pour la libre circulation, il s’est vu accuser par une partie de la gauche, notamment celle qui venait d’arriver au pouvoir, de faire le jeu des ultralibéraux partisans de la dérégulation économique, et d’encourager la concurrence sauvage. Une politique d’immigration ouverte ne doit naturellement pas se traduire par une remise en cause du rôle de l’Etat, déjà fort dégradé, en matière de contrôle et de protection. Au contraire, celui-ci doit être renforcé. Pour enrayer la course au moins-disant social dans laquelle nous sommes engagés, la solution est précisément de garantir aux travailleurs étrangers le droit à l’égalité de traitement avec les nationaux, et à tous le respect du droit du travail.

La liberté de circulation serait aussi la solution pour réhabiliter le droit d’asile, si malmené en Europe que le Commissaire aux droits de l’Homme du Conseil de l’Europe, Thomas Hammarberg, a dû rappeler il y a un an aux Etats que « demander l’asile est un droit, pas un crime ». Aujourd’hui, au nom de la lutte contre l’immigration clandestine, des mécanismes de tous ordres sont mis en place pour la contenir. Il s’agit de disposit
ifs de nature policière (Schengen, camps de rétention, fichier Eurodac, Frontex), mais aussi de la législation adoptée dans ce domaine par l’Union européenne depuis 2001, principalement orientée autour de la dissuasion. Surtout, dans le cadre de l’externalisation de sa politique migratoire, l’UE sous-traite désormais le contrôle de ses frontières à ses voisins (au Maghreb, à sa frontière orientale), à qui est assignée la mission de retenir en amont les candidats à l’exil. En verrouillant l’accès à leur territoire des étrangers en général, les pays européens interdisent du même coup à ceux qui fuient les persécutions de trouver une terre d’accueil, en violation de la Convention de Genève sur les réfugiés qu’ils ont tous ratifiée. Le résultat de cette politique d’évitement est tangible : en régression depuis cinq ans, le nombre de demandes d’asile au sein de l’UE a diminué de plus de 15 % en 2006 par rapport à l’année précédente. En France, il a chuté de 40 %.

Pour les réfugiés comme pour les migrants, la gestion du fait migratoire, telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui, est meurtrière. En s’en tenant aux seuls chiffres diffusés dans la presse, on comptabilise de l’ordre de dix mille morts aux frontières de l’Europe au cours des dix dernières années, dont les deux tiers se sont noyés. La seule réponse des Etats à ces drames est le renforcement de la dissuasion. Il est pourtant peu probable qu’en édifiant des murs plus hauts au nord du Maroc, en couvrant de radars les côtes espagnoles, en fournissant du matériel de pointe aux gardes-côtes libyens, on empêchera la volonté farouche des jeunes africains en quête d’une vie meilleure de risquer la mortelle traversée. Car les solutions ne passent pas par la militarisation des frontières, dont la caricature est le nouveau « mur de la honte » édifié entre le Mexique et les Etats Unis au nom du Homeland Security Act. Pour mettre un terme à ce jeu du chat et de la souris stérile et dangereux, il nous faut collectivement réfléchir à une autre conception des rapports entre le Nord et le Sud. Ce qui met en cause bien plus qu’une simple question de frontières.

Cela suppose que nos sociétés acceptent de repenser certains dogmes, notamment dans le domaine économique. On parle souvent du développement des pays de départ comme d’une alternative à l’émigration contrainte, et l’Europe prétend mettre en place une politique active d’aide au développement afin de permettre aux candidats à la migration de rester et de travailler chez eux. Mais dans le même temps, les règles du commerce international entérinées par nos gouvernements démentent ces discours vertueux. A cause des subventions accordées par des pays de l’OCDE (principalement les Etats-Unis et l’Union européenne) à leurs producteurs nationaux, le cours du coton, dont la production est d’une importance vitale pour de nombreux pays africains puisqu’il est cultivé de matière artisanale par des paysans n’ayant guère de possibilités de substitution, a connu en cinq ans une chute de l’ordre de 50 %. C’est ainsi que dix millions de paysans africains, privés de leur moyen de subsistance, sont poussés à l’exode par cent vingt-cinq mille producteurs de coton américains subventionnés. Au nom de quelle morale leur ferme-t-on nos portes ? Alors que se creuse l’écart économique, environnemental et social entre les pays industrialisés et les autres, contraignant au départ de plus en plus de personnes chassées de leurs terres d’origine, on ne peut ignorer le lien étroit qui existe entre la croissance que les pays occidentaux revendiquent comme un droit pour leurs populations et l’appauvrissement des pays du sud, en raison notamment de la désertification et de la libéralisation non régulée du commerce international.

Injuste, attentatoire aux libertés, meurtrière, la fermeture des frontières est aussi dangereuse pour nos propres sociétés. Indépendamment des exigences que requiert le respect des droits fondamentaux, le projet global de division du monde entre ceux qui circulent et ceux à qui la mobilité est interdite ne peut qu’inciter à la révolte, et à terme à l’explosion. Plutôt que de s’enfermer dans cette logique suicidaire, il est temps de réagir en inventant un nouveau mode de relations entre les habitants de la planète, dont la fluidité des frontières serait un des fondements. En se souvenant que la liberté de circuler ouvre aussi celle de revenir chez soi, ce qui serait probablement le souhait de la plupart d’entre, à condition qu’on leur en laisse le choix.

Septembre 2007