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À la veille de la grève nationale du 20 novembre, nous savons déjà qu’elle va concerner un nombre extrêmement important d’enseignants du primaire… Il y aura probablement, comme toujours, une querelle de chiffres, mais elle ne trompera personne : jamais, depuis fort longtemps, les professeurs d’école n’ont été aussi mobilisés. Quiconque, aujourd’hui, prend la peine de regarder de près ce qui se passe dans nos écoles primaires peut le constater : le « ras le bol » est général, l’agacement a laissé la place à la colère, les revendications sur les moyens s’articulent sur le sentiment de vivre une véritable agression identitaire.

Qu’est-ce qui se passe en effet sous nos yeux ? Les programmes de 2002, qui voulaient équilibrer découverte et formalisation, projet culturel et exercices d’entraînement, ont été abandonnés et remplacés à la va-vite par des programmes qui réduisent l’élève à un « computeur »… L’équilibre de la semaine scolaire a été gravement compromis par la suppression, brutale et sans concertation, des cours le samedi matin et l’allongement des journées de travail pour les élèves les plus en difficulté…

Dans la foulée, les Réseaux d’Aide Spécialisés aux Elèves en Difficulté (RASED) se trouvent remis en cause : puisque les enseignants « ordinaires » disposent d’heures spécialement dédiées à ces élèves, pourquoi maintenir les RASED ? On abandonne ainsi, au passage, l’inspiration fondatrice des RASED : « différencier sans exclure », apporter des aides spécifiques aux élèves qui en ont besoin sans les stigmatiser…

En même temps, les attaques contre l’école maternelle pleuvent et, alors que l’Europe se tourne vers la France qu’elle considère en avance dans ce domaine, notre pays fait marche arrière : recul massif de la scolarisation à deux ans et même, mécaniquement, à trois ans (dans la mesure où, parfois, l’on n’inscrit plus en maternelle que les élèves qui ont trois ans à la rentrée) ; remise en question des modèles pédagogiques de l’école maternelle, pourtant solidement ancrés dans une tradition et étayés par la recherche ; suspicion entretenue sur les surcoûts d’une école qui, en réalité, n’est pas plus chère que des systèmes de garde aux ambitions éducatives bien moins grandes ; mépris affiché pour des enseignants et enseignantes qui travaillent au quotidien avec l’obsession de rétablir, par l’École, un peu de justice sociale…

À côté de cela, se poursuit un mouvement de libéralisation de l’offre scolaire : assouplissement de la carte scolaire et publication, plus ou moins officielle, des résultats des écoles afin de fournir aux parents – ainsi réduits à des consommateurs d’école – les indicateurs nécessaires pour développer des stratégies individuelles au détriment de la confiance dans le service public en tant que tel… Le libéralisme mobilise ainsi la technocratie pour réduire notre École à un grand supermarché scolaire. Il multiplie les évaluations, pilote « par les résultats », diffuse des « tableaux de bord » en prétextant la nécessaire transparence d’un système qui, en réalité, est nié dans ses fondements mêmes : au lieu d’un État qui s’engage pour garantir, avec les citoyens, la qualité du service public, nous voyons un État qui se contente garantir l’exactitude des évaluations… par ailleurs terriblement réductrices à ce qui est strictement mesurable et quantifiable, au détriment d’une formation à long terme…. Il faudrait ajouter, à ce panorama, la suppression invraisemblable des IUFM et, donc, de la formation en alternance des enseignants : comment ne pas voir là un mépris réel pour une profession qui voit disparaître l’outil de la construction de sa culture, de ses compétences, de sa cohérence ?

Car, si l’on regarde bien l’ensemble de ces mesures, c’est bien, très spécifiquement, l’enseignement primaire dans son identité qui est visé… Certes, cela n’est pas très nouveau ! À l’époque de Jules Ferry lui-même, Henri Marion qui donnait, à la demande du ministre, un cours de pédagogie à la Sorbonne pour les instituteurs était traîné dans la boue par tous les intellectuels de droite. Depuis, la droite a toujours tenté de rallier les professeurs du secondaire et du supérieur, en s’appuyant sur les sociétés savantes et en affectant un mépris pour les instituteurs, « ces incapables prétentieux », selon l’expression relevée par Viviane Isambert-Jamati dans son célèbre article de 1985. Plus profondément peut-être, « la France qui pense » a toujours été fascinée par Voltaire, esprit brillant par excellence, tandis qu’elle stigmatisait Rousseau, l’illuminé qui tente d’articuler pédagogie et politique, un homme besogneux et compliqué qui ose prétendre que « l’enfant doit réinventer la science ».

En réalité, la « France qui pense », celles des « intellectuels » qui tiennent le haut du pavé, a toujours eu un profond mépris pour la pédagogie. Pour elle, la pédagogie est, à la fois, ridicule et dangereuse : ridicule parce que « jargonnante » et « trop spécialisée », quand chacun sait bien que l’apprentissage s’effectue miraculeusement par imposition des mains… dès lors que les élèves veulent et peuvent apprendre ! Dangereuse, parce que tentant, dans le même acte, de lier transmission et émancipation : transmission d’une culture et des outils nécessaires pour comprendre le monde… et émancipation parce que, dans le mouvement même de la transmission, l’élève est mis en position de se mobiliser lui-même, de réfléchir, de comprendre, de s’évaluer, de s’entraîner et de transférer ce qu’il sait.

Nous assistons auj
ourd’hui à une attaque en règle contre l’école primaire
. C’est, en même temps, une attaque contre la pédagogie que l’école primaire incarne : une pédagogie rigoureuse et exigeante, mais qui n’exclut pas, pour autant, l’attention aux difficultés de chacun et la construction du collectif. Cette attaque s’inscrit dans un contexte de libéralisation générale : on nous ressert, sous les oripeaux de la « modernisation », la vieille idée du 18ème siècle selon laquelle « les vices privées font les vertus publiques » et « la concurrence garantit la qualité » ! Cette attaque s’effectue en flattant tous les individualismes et en imposant, simultanément, une technocratie de plus en plus insupportable. Cette attaque se fait sur fond d’une confusion inadmissible entre « éducation d’un enfant » et « fabrication d’un objet ». Elle vise, en réalité, un des fondements de la République, indispensable plus que jamais à notre démocratie : la formation d’un sujet, capable, parce qu’il s’inscrit dans un passé et se projette dans un futur, de « penser par lui-même ».

Les enseignants du premier degré, parce qu’ils font corps avec le projet de la République, parce qu’ils incarnent ce que la droite au pouvoir déteste le plus, sont, aujourd’hui, attaqués de toutes parts et atteints dans leur identité même. Ils seront nombreux à le dire le 20 novembre et au-delà. On aimerait bien qu’ils soient rejoints par tous leurs collègues, par les parents et par tous les citoyens attachés à la justice sociale et à la mise en œuvre d’une éducation émancipatrice.