"-" « Mariage pour tous » : enfin un vrai sujet de laïcité ! par Jean Baubérot

"-" "L’humanité n’a cessé d’inventer de nouvelles formes de mariage et de descendance" par Maurice Godelier

Jean Baubérot, né le 26 juillet 1941 à Châteauponsac (Haute-Vienne), est un historien et sociologue français, professeur émérite spécialiste de la sociologie des religions et fondateur de la sociologie de la laïcité.

Après avoir occupé la chaire d’« Histoire et sociologie du protestantisme » (1978-1990), il est titulaire de la chaire d’« Histoire et sociologie de la laïcité » (depuis 1991) à l’École pratique des hautes études dont il est le président d’honneur et professeur émérite. Il a écrit vingt ouvrages, dont un roman historique. Il est le coauteur d’une Déclaration internationale sur la laïcité signée par 250 universitaires de 30 pays.

« Mariage pour tous » : enfin un vrai sujet de laïcité !

par Jean Baubérot

On a envie de dire « Enfin ! ». Après les controverses foireuses sur quelques prières de rues comparées à une « Occupation » de territoires, ou la viande halal mangée sans être accompagnée de pain au chocolat, et autres fadaises, enfin un débat sérieux sur un sujet concernant au premier chef la laïcité : faut-il instaurer le « mariage pour tous ? ». Cette expression est, on le sait, une litote pour désigner le droit au mariage entre personnes de même sexe.

Il y a encore quelques mois, quand j’abordais ce sujet dans des conférences, certains me demandaient : « Mais en quoi cela concerne-t-il la laïcité ? » Maintenant, les vives réactions de l’Eglise catholique font que l’on ne me pose plus la question. Il n’est pourtant pas inutile d’effectuer quelques rappels.

La première mesure (concrètement) laïque en France fut la laïcisation de l’état–civil en 1792, au moment même de fondation de la République. Cette laïcisation de l’état-civil instaurait le mariage civil, avec la possibilité du divorce. Le divorce fut interdit en 1816, juste après la chute de Napoléon et la restauration de la monarchie. Il fut rétabli en 1884, conjointement à d’autres mesures de laïcisation prises par la Troisième République. Outre les libres-penseurs, rappelons que protestants et juifs admettaient le divorce. Quant aux catholiques, nombreux étaient ceux qui ne partageaient pas la position officielle de leur Eglise.

Ainsi dans la fondation même de la laïcité, il existe une rupture avec une conception catholique de la famille, conçue comme un ordre « naturel », intemporel, anhistorique. Cette rupture engendra de très vives polémiques. On parla, déjà !, de déstabilisation de la société, de menace contre la personne la plus faible (la femme qui aurait plus besoin que l’homme d’un mariage irréversible), d’une crise de la civilisation. S’y ajoutait à l’époque l’accusation d’un « complot sémitique » contre la « France chrétienne » : le « père » de la loi rétablissant le divorce, Alfred Naquet, étant un juif agnostique.

Aujourd’hui, les gens me rétorquent qu’établir le mariage pour les personnes de même sexe est un bouleversement beaucoup plus considérable qu’instaurer le divorce. Mais ce jugement est largement rétrospectif. L’ampleur et parfois la férocité des accusations émises contre les « divorcaires » montre à quel point certains trouvaient que cette mesure était la fin d’un monde, de leur monde.

D’ailleurs, le mariage civil sans mariage religieux n’était guère mieux considéré : le nonce apostolique avait fait prévenir Jules Ferry de ne jamais lui présenter sa femme : comme les époux n’étaient mariés « que » civilement, le nonce ne pouvait que considérer Madame Ferry comme la maitresse de son Jules et, en conséquence, refuser de lui serrer la main ! Remarquons, au passage, que le nonce n’avait aucun problème de conscience à serrer la main de Ferry, qu’il aurait dû pourtant considérer, en bonne logique, comme le gigolo de Madame !

Derrière ces oppositions, avant-hier au divorce, aujourd’hui au mariage pour tous, se trouve un problème fondamental : qu’est-ce qu’un être humain ? Un être humain dans sa « dignité », son humanité ? Est-ce qu’on peut définir a priori, une fois pour toute et de façon immuable, les caractéristiques fondamentales d’un être humain et du comportement humain ? Ou l’humanité est-elle une aventure qui se déroule dans l’histoire, qui comporte une historicité ? Bref, pour dire les choses de façon un peu savante, existe-t-il, ou non, des invariants anthropologiques, des limites anthropologiques qui échappent à l’historicité ?

Certains acceptent cette question et rétorquent alors que, puisque les deux positions existent, la société ne doit pas trancher entre l’une et l’autre. Or, d’une part ne pas trancher, c’est implicitement faire dominer la première position ; d’autre part, toutes les sociétés démocratiques ont déjà tranché et reposent sur l’idée qu’à chaque période historique, c’est à la société politique de définir la frontière entre l’humain et l’inhumain, de poser les limites anthropologiques à ne pas franchir. C’est d’ailleurs en cela que les sociétés démocratiques, même si elles sont en général (et la France n’échappe pas à cette généralité) incomplètement laïques, sont quand même foncièrement des sociétés laïques.

Et d’ailleurs à ce niveau fondamental, la « laïcité républicaine » ne se situe pas à l’avant-garde. Des royautés en Suède, aux Pays-Bas, en Belgique, en Espagne, au Canada, ont déjà franchi le pas du mariage entre personnes de même sexe, ainsi que des républiques comme l’Argentine. Mais ce retard français n’est pas nouveau : la Grande Bretagne avait laïcisé le divorce (retirant la procédure aux tribunaux ecclésiastiques anglicans) avant que la France ne le réinstaure, et établit le droit à la contraception puis à l’avortement avant notre pays. Or tous ces droits sont, à chaque fois, en rupture avec la « morale naturelle », dont l’Eglise catholique se prétend le gardien.

Mais, me dira-t-on, le refus du mariage entre personnes de même sexe fait l’unanimité parmi les religions. Je dirai plus exactement : « parmi les autorités religieuses », ce qui n’est pas exactement la même chose. Admettons (quoiqu’il ne me semble pas avoir entendu les bouddhistes prendre position). Les « religions » s’y opposent : C’est leur droit et, en laïcité, elles peuvent exprimer publiquement ce droit tant qu’elles le veulent. Non seulement, le « mariage pour tous » est un vrai sujet de laïcité, mais c’est un sujet pour lequel la laïcité fonctionne bien puisque l’expression de la religion dans l’espace public n’est pas contestée, qu’on ne prétend pas que la religion est uniquement « affaire intime » et n’aurait pas le droit de se manifester publiquement.

Une laïcité douce, donc, ce qui n’empêche pas de rappeler quelques règles.

D’abord que les personnalités politiques (et médiatique) cessent de parler de « l’Eglise », comme s’il n’en existait qu’une, comme si nous étions encore au Moyen-Age avec un « pouvoir temporel » et un « pouvoir spirituel ». Appeler l’Eglise catholique, « l’Eglise » (et, dans son état actuel, le projet de loi socialiste commet cette grâce erreur !), c’est ratifier implicitement la prétention d’un certain catholicisme de constituer la seule et unique Eglise, c’est faire fi de la situation de grande pluralité religieuse, y compris chrétienne. Faut-il rappeler que les loi de 1905 est la loi des séparation « des Eglises et de l’Etat » et non de « l’Eglise et de l’Etat » comme le prétend même un manuel d’histoire !

Ensuite, si toutes les convictions, incluant les religions, ont le droit à la libre expression, aucune ne prévaut face au suffrage universel. La proposition du candidat Hollande était explicite et le corps électoral n’est pas pris par surprise. Il existe une différence entre droit d’expression et volonté de domination. Est-elle toujours respectée ? On aimerait en tout cas que celles et ceux qui se veulent les défenseurs intransigeants de la laïcité y compris dans la voie d’une laïcité répressive ne se montrent pas absents du débat. Rassurez-moi : je me trompe complètement quand j’ai l’impression de ne pas (ou guère) avoir entendu le Grand Orient de France dans cette affaire ? Le GOF est-il toujours un fervent « défenseur » de la laïcité quand celle-ci redevient une laïcité de liberté ? Pourquoi cette timidité soudaine, alors que, il faut le redire, on est là dans le fondement même de ce qui sépare une société cléricale et une société laïque ? Bizarre, comme c’est bizarre…

Une laïcité de liberté, car donner le droit du mariage aux homosexuels n’enlève rien aux hétérosexuels, et n’oblige en rien un homosexuel. Cela n’enlève rien aux Eglises et autres religions : séparées de l’Etat, elles font ce qu’elles veulent et personne, en France, ne songe à les obliger à organiser une cérémonie religieuse célébrant un mariage de personnes de même sexe. Là encore, la laïcité est remise sur ses pied : c’est sur le terrain de la liberté (et non celui de la répression) que la laïcité s’impose aux religions.

"L’humanité n’a cessé d’inventer de nouvelles formes de mariage et de descendance"

LE MONDE | 17.11.2012

Propos recueillis par Gaëlle Dupont

Maurice Godelier, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, est l’un des plus grands anthropologues français. Prix de l’Académie française, il a reçu la médaille d’or du CNRS en 2001 pour l’ensemble de son œuvre. Il est notamment l’auteur de Métamorphoses de la parenté (éd. Flammarion, 2010).

Les opposants au projet de loi sur le mariage homosexuel parlent d’"aberration anthropologique", qu’en pensez-vous ?

Cela n’a aucun sens. Dans l’évolution des systèmes de parenté, il existe des transformations mais pas des aberrations. Certes, on ne trouve pas, dans l’histoire, d’union homosexuelle et homoparentale institutionnalisée. On comprend pourquoi. Pendant des millénaires, la société a valorisé l’hétérosexualité pour se reproduire. Mais souvent l’homosexualité au sein des sociétés a été reconnue dans la formation de l’individu, en Grèce antique par exemple. J’ai vécu sept ans dans une tribu de Nouvelle-Guinée, les Baruya, où, pour être un homme, il fallait être initié. Les initiés vivaient en couple homosexuel jusqu’à 20 ans. L’homosexualité avait un sens politique et religieux. Mais la question des unions homosexuelles et de l’homoparentalité est une question moderne, qui ne s’est jamais posée auparavant.

L’humanité n’a cessé d’inventer de nouvelles formes de mariage et de descendance. C’est pour cela que je parle de métamorphoses à leur propos. Aujourd’hui, en Occident, les deux axes sur lesquels repose tout système de parenté, l’alliance et la descendance, intègrent des formes nouvelles.

Pourquoi maintenant ? C’est le résultat de quatre évolutions indépendantes. La reconnaissance progressive que l’homosexualité est une sexualité autre mais normale, l’émergence d’un nouveau statut de l’enfant, l’apparition de nouvelles technologies de la reproduction, et le fait que dans une démocratie les minorités peuvent revendiquer des droits nouveaux. A partir de là, il est devenu possible et nécessaire d’accorder aux homosexuels de vivre légalement leur sexualité et, pour ceux qui le désirent, de pouvoir élever des enfants.

Cela suscite beaucoup de résistances…

Il faut revenir sur plusieurs points fondamentaux pour éviter une approche idéologique. J’ai déjà mentionné le premier : l’homosexualité est une sexualité autre mais normale. Ce n’est ni une maladie, ni une perversion, ni un péché. Les deux espèces de primates les plus proches de nous sont bisexuelles, tout comme l’espèce humaine. C’est un fait scientifique. Si on ne le reconnaît pas, on continue à charrier de l’homophobie. Le deuxième point, c’est que sexualité signifie désir, mais aussi amour. Comme les hétérosexuels, les homosexuels s’aiment.

Les couples homosexuels sont infertiles. Pourtant ils sont de plus en plus nombreux à vouloir des enfants…

C’est une conséquence du mouvement de valorisation de l’enfant et de l’enfance qui avait déjà commencé au XVIIIe siècle et que Jean-Jacques Rousseau a exprimé. Il a abouti à la déclaration universelle des droits de l’enfant.

La volonté de transmettre à travers la descendance est universelle, mais, selon les sociétés, on ne voit pas l’enfant de la même façon. Un Romain de l’Antiquité devait élever son bébé vers le ciel pour en faire un citoyen. S’il le laissait par terre, l’enfant devenait un esclave ou était livré aux chiens. Aujourd’hui, l’enfant revêt une valeur nouvelle. Il valorise l’adulte, et représente pour beaucoup un idéal de réalisation de soi. Il permet la transmission non seulement d’un nom, mais de valeurs personnelles. Les homosexuels participent de ce mouvement, comme les hétérosexuels.

Un enfant naît d’un père et d’une mère. N’a-t-il pas besoin de cette différence des sexes ?

Je n’ai pas envie de transformer les femmes en hommes, et inversement. La théorie de Judith Butler, qui prétend que l’on peut s’affranchir complètement de son corps de naissance est pour moi une limite à ne pas franchir. Je suis favorable à la suppression de toutes les différences construites historiquement, et désormais injustifiées. Mais il existe des différences utiles.

Ce qui importe, c’est que les attitudes dites masculines ou féminines soient assumées, quelle que soit la personne qui les assume. La paternité et la maternité sont des fonctions. Dans nos sociétés, elles peuvent se déplacer. Est-ce que les pères ne se mettent pas aujourd’hui à materner ? Il ne peut pas y avoir d’abolition, mais un décrochage par rapport au sexe.

Comment analysez-vous les arguments des opposants ?

Les psychanalystes sont divisés. Beaucoup continuent à faire du père le personnage central de la famille. Chacun de nous aurait trois pères, son père réel, un père désiré mais imaginaire et le père symbolique commun à tous et à toutes et identifié à la Loi. Et la mère, alors ? Quant aux prêtres, qui n’ont pas d’enfants, pour eux la vraie famille c’est l’union sacrée d’un homme et d’une femme devant Dieu et en Dieu qui a pour suite l’interdiction du divorce. Cette conception de la famille modelée depuis des siècles par le christianisme est propre à l’Occident et n’a aucun sens dans beaucoup de sociétés. Elle évolue puisque les Néerlandais, majoritairement protestants, ont accepté le mariage homosexuel et l’homoparentalité.

Chez les Baruya, chaque individu a plusieurs pères et plusieurs mères. Tous les frères du père sont considérés comme des pères, toutes les sœurs de la mère comme des mères. Est-ce que toutes les autres familles que celles de l’Occident post-chrétien sont irrationnelles ? C’est l’humanité qui les a inventées ! Les résistances sont normales, elles accompagnent un grand changement social et mental. Deux personnes de même sexe vont avoir des enfants, alors que l’exigence de la nature c’était qu’il fallait deux personnes de sexe différent pour concevoir. Toutes les sociétés ont trouvé des parades à la stérilité. Nous avons la procréation médicalement assistée.

Ce qu’il faut comprendre, c’est que les notions de paternité et de maternité ont deux dimensions, biologique et sociale. Dans l’histoire, la plupart des sociétés ont mis en avant le social. La nôtre tend à l’inverse. Mais aujourd’hui, au sein des familles recomposées, la parenté sociale s’étend. On attend du nouveau compagnon ou de la nouvelle compagne qu’ils se comportent comme des pères et des mères vis-à-vis des enfants conçus par d’autres.

Certains craignent que le tabou de l’inceste ne tombe…

Qu’est-ce que les gens en connaissent ? C’est une condition universelle de toute société. Si les familles se reproduisaient par elles-mêmes, la société ne pourrait pas exister. Le tabou est un élément producteur de la société, transféré à tout individu et intériorisé par chacun, hétérosexuel comme homosexuel. Ces fantasmes sont grotesques. Il n’y aura pas plus d’inceste chez les homos que chez les hétéros.

L’Etat doit-il accompagner et légitimer ces évolutions ?

L’Etat doit intervenir pour fixer des responsabilités devant la loi. Il arrivera que les couples homosexuels se séparent. Il faut fixer un cadre. Il faut aussi pénaliser l’homophobie, qui agresse parents et enfants. D’autres gouvernements sont passés par là. Aucune des sociétés qui ont accepté ces évolutions ne s’est effondrée. C’est devenu banal, comme avoir des enfants sans se marier est aujourd’hui banal.

Propos recueillis par Gaëlle Dupont

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