Tribune parue dans le QUOTIDIEN : mercredi 9 avril 2008
Henri Pena- Ruiz philosophe, écrivain, professeur, ancien membre de la commission Stasi.
L’Etat a des sous pour l’école privée, pas pour le public
Le gouvernement projette de créer un fonds spécial pour subventionner la création d’une cinquantaine de classes d’enseignement privé dans les cités en septembre 2008, dans le cadre du plan espoir banlieues annoncé par Nicolas Sarkozy, le 8 février. Le secrétaire général de l’enseignement catholique, Eric de Labarre, se frotte les mains. Dans le même temps, plus de 11 000 postes d’enseignants vont être supprimés dans l’enseignement public.
Faut-il également préciser que le rapport de la commission Stasi rappelait l’Etat à ses devoirs en lui demandant de créer des écoles publiques dans les communes qui en sont dépourvues ? Là est la priorité véritable de l’argent public. L’argent payé par des contribuables athées ou agnostiques va donc servir à diffuser la foi, au lieu d’être consacré à la qualité de l’instruction et de l’éducation publiques. Il est vrai que le Président a osé dire que le curé ou le pasteur font mieux que l’instituteur, déconsidérant au passage ceux dont son ministre assure pourtant qu’il faut les entourer de respect.
C’est une nouvelle provocation. M. Sarkozy déclarait que la République a besoin de croyants. Il passe à l’acte, en aidant financièrement la religion, tout en dépouillant les services publics des moyens nécessaires à leur bon fonctionnement. Discrimination manifeste : l’intérêt général est sacrifié sur l’autel du particulier. Après la création des franchises médicales, la fragilisation du service public de l’audiovisuel, c’est le tour de l’école. Avec, en soubassement, une idéologie thatchérienne : mettre à mal ce qui est d’intérêt général par la privatisation et privilégier l’intérêt particulier. La santé, la culture et l’instruction publique subissent de plein fouet cette politique. On a bien, là, trois provocations emblématiques qui bafouent simultanément la justice sociale et la laïcité.
En somme, l’Etat est trop pauvre pour ces biens qui sont de tous, croyants et athées réunis, mais se découvre assez riche pour subventionner une religion instrumentalisée, implicitement appelée à prendre en charge, sur le mode de la charité, ce que la République assumait sur le mode de la solidarité. Il est ainsi porté atteinte à la fois à la religion et à la République.
La première est réduite à un opium du peuple au lieu d’être tenue pour une option spirituelle respectable, qui n’engage que les croyants. La seconde est amputée du rôle social qui donne chair et vie aux libertés politiques. Quant au mouvement laïque, il est en mesure, désormais, de méditer sur le triste résultat de l’« accommodement raisonnable » qui conduisit à mettre en veilleuse le principe selon lequel « l’argent public doit aller à l’école publique ».
Ce principe avait recueilli onze millions de signatures lors du serment de Vincennes, en 1960, en protestation contre la loi Debré, qui organisait le financement public des écoles privées. L’éducation et l’instruction ne sont pas une prestation comme une autre, que l’on pourrait déléguer sans dommage à des instances plus soucieuses de profit ou d’endoctrinement que d’émancipation. Force est de constater que les défaites d’hier, et les renoncements qui les ont parfois accompagnées sous prétexte de réalisme, tendent à faire jurisprudence dans la bouche des adversaires déclarés ou cachés de la laïcité. Bien des entorses sont invoquées, par eux, comme des adaptations dans les faits, et passent ainsi pour normales.
Le contournement de la distinction entre culturel et cultuel, par exemple, sert trop souvent à financer les cultes, bafouant ainsi la loi de 1905 et préparant d’éventuelles généralisations antilaïques. Il est grand temps de se réveiller. Les termes hypocrites de toilettage, de laïcité ouverte-positive-inclusive, permettent de noyer le poisson, de fragiliser un peu plus la laïcité. Ceux qui sont décidés à en finir avec ce qu’ils s’obstinent à appeler « l’exception française » n’ont que ce vocabulaire à la bouche. Ce n’est pas être figé ou passéiste que de rappeler la force régulatrice des principes, et dire aux politiques que « trop c’est trop ». Toute concession est manifestement interprétée comme une faiblesse, une brèche à élargir. Et qu’on ne parle pas de sectarisme à propos de ceux qui soulignent le danger de telles concessions !
Il est vrai que la nouvelle habitude de l’idéologie dominante est de traiter de conservateurs ceux qui défendent les droits sociaux ou l’émancipation laïque. Ce n’est pas sans émotion que je me souviens du témoignage de Fadela Amara devant la commission Stasi. Oh, chère Fadela, vous nous aviez touchés en disant votre conviction que la laïcité est émancipatrice, notamment pour les femmes, et qu’il est du devoir de la République de la promouvoir. Comment pouvez-vous accepter aujourd’hui que le plan banlieues, au nom de l’urgence sociale, porte atteinte à la laïcité qui vous est chère ? Votre engagement de naguère était clair et net : laïcité et justice sociale allaient de pair. Cela interdisait à la fois la mise à mal des services publics et la mise en cause de la laïcité. Je ne peux imaginer que la vaillante fondatrice de Ni putes ni soumises se réjouisse, en son âme et conscience, de la démarche antilaïque du gouvernement.
Devant la gravité de la situation, le mouvement laïque semble retrouver le chemin de l’unité. La protestation monte et s’amplifie. Mais il est important qu’elle s’exprime sur des bases claires. Égalité de traitement des croyants et des athées, finalisation de la puissance publique par le bien de tous, sont indissociables de la liberté de conscience. Et chacun peut bien comprendre, aujourd’hui, qu’il n’y a pas à tenir la laïcité pour secondaire au regard de la justice sociale, ou l’inverse, mais que toutes deux sont solidaires.
Le Président de la République et le gouvernement n’ont pas été mandatés pour bafouer le principe constitutionnel de laïcité. Ils doivent se souvenir qu’il n’y a pas si longtemps, un million de personnes étaient descendues dans la rue pour le rappeler à qui de droit.