Le mystère se desserre doucement sur les raisons du décès de Mélanie G., assistante d’éducation dans le collège de Nogent (Haute-Marne) mardi 10 juin. Le mis en cause, en classe de troisième, a attaqué de plusieurs coups de couteau de cuisine cette surveillante, alors qu’un contrôle des sacs mené par des gendarmes avait lieu devant l’entrée de l’établissement. Il a également blessé légèrement un gendarme qui tentait de s’interposer.
Placé en garde à vue – prolongée mercredi –, il pourrait être poursuivi pour meurtre aggravé sur une personne chargée d’une mission de service public et tentative de meurtre sur personne dépositaire de l’autorité publique.
Le procureur de la République de Chaumont, à l’occasion d’une conférence de presse qui s’est tenue mercredi, a dressé le portrait du garçon : plutôt bon élève, sociable, intégré à la vie de l’établissement puisqu’il était « ambassadeur harcèlement ». Il vivait dans une famille décrite comme « unie » et ne présentait aucun antécédent judiciaire ni de suivi médical d’ordre psychologique.
Denis Levallois a cependant confirmé deux accès de violence survenus en début d’année scolaire, des coups de poing contre un élève de sa classe, et des coups portés contre une élève de sixième, incidents sanctionnés de deux exclusions temporaires. Puis, plus rien.
Le magistrat a décrit un enfant « détaché », ne marquant « aucune compassion », peu conscient de la gravité de ses actes, y compris pour lui-même. « Il fait part d’une certaine fascination pour la violence ou la mort ainsi que pour les personnages sombres, dans les séries, les films. Il est adepte de jeux vidéo violents sans être addict, utilise peu les réseaux sociaux, apparaît en perte de repères quant à la vie humaine, à laquelle il ne semble pas accorder une grande importance. »
Il aurait voulu, ce mardi-là, s’en prendre à une surveillante (toutes sont des femmes dans cet établissement), « n’importe laquelle », car il ne supportait plus « le comportement des surveillantes en général » et aurait pris « le plus gros couteau qui se trouvait à son domicile pour faire le plus de dégâts possibles », explique encore Denis Levallois.
La présence d’un contrôle des sacs par les gendarmes serait une simple coïncidence. Seule précision donnée par l’élève : une altercation aurait eu lieu le vendredi 6 juin avec une surveillante, autre que Mélanie G, alors qu’il « embrassait sa petite amie ».
Des annonces axées sécurité et santé mentale
Ce passage à l’acte dans un collège de zone rurale réputé peu difficile, et qui s’inscrit dans une série d’attaques à l’arme blanche commises par des élèves ces derniers mois, déconcerte. « Qu’est-ce qui fait qu’un gamin de 14 ans, à Nogent, ou celui de Nantes, qui porte 57 coups de couteau à une camarade de classe, puisse commettre des actes d’une telle violence ? », interroge Delphine Rideau, présidente de l’Association nationale des maisons des adolescents (ANMDA).
Une assistante sociale scolaire, interrogée par Mediapart, fait le même constat : « La violence dans la rue, les classes, les bagarres, le harcèlement, j’arrive à me les expliquer. Cette attaque au couteau face à des gendarmes, je ne comprends pas. On hallucine tous. »
Dans les heures qui ont suivi, les politiques ont donc tenté d’apporter des réponses : il y a eu bien sûr les mesures les plus faciles à vendre à la télévision, comme celle consistant à interdire la vente de couteaux aux mineurs, annoncée par François Bayrou mardi soir, et jugée tout à fait accessoire par nombre d’acteurs sur le terrain. « Un couteau, ça se trouve dans le tiroir de la cuisine », s’agace Claire Damade, infirmière scolaire, responsable syndicale pour sa profession à la FSU.
Sur France 2, Emmanuel Macron a insisté pour sa part sur l’interdiction des réseaux sociaux aux moins de 15 ans, une mesure qui se heurte pour l’instant au manque de décision et de coordination au niveau européen.
Enfin, les annonces 100 % sécuritaires, comme l’intensification des fouilles aléatoires ou l’installation de portiques devant les établissements, laissent sceptiques : nombre de collectivités ayant expérimenté la chose soulignent la faible efficacité du dispositif rapportée à son coût, exorbitant, sans même parler de l’effet « bunker ».
Surnagent au milieu de ce débat les pistes esquissées par Élisabeth Borne dès sa sortie du collège de Nogent, centrées sur la prévention de la violence mais aussi la santé mentale des jeunes, qui serait encore insuffisamment traitée par l’Éducation nationale. Répondre à ces attaques au couteau, a expliqué la ministre de l’éducation, passe « aussi par une très grande vigilance sur les problèmes psychologiques que peuvent rencontrer des élèves ». « D’ici la fin de l’année, tous les établissements devront se doter d’un protocole pour repérer et faire prendre en charge les jeunes présentant des difficultés psychologiques », a-t-elle ajouté.
Par une « malheureuse coïncidence », ces personnels étaient mobilisés mardi, jour de l’attaque de Nogent, pour réclamer un renforcement réel des moyens promis. « Aucune création de postes de psychologues scolaires n’était prévue à l’issue des assises de la santé scolaire, qui ont eu lieu en mai 2025, se désole Géraldine Duriez, exerçant dans un collège de Seine-Saint-Denis et secrétaire nationale du syndicat des psychologues scolaires pour la FSU. L’Éducation nationale, à chaque fois, au lieu de créer des postes, elle crée des fonctions. »
Un psychologue scolaire pour 1 800 élèves
Actuellement, il existe 3 800 postes de psychologue scolaire dans le premier degré, 4 300 dans le second. « Mais c’est le stock, tient à préciser Géraldine Duriez. Ça ne veut pas dire qu’ils sont pourvus. » Par ailleurs, les contractuel·les sont légion, faute de candidat·es au concours, pour un métier jugé peu attractif. Ces professionnel·les ont donc en général entre 1 400 et 1 800 élèves à leur charge, pour faire de la détection primaire, orienter vers la médecine de ville ou les centres médicaux psychologiques (CMP), ainsi que les services d’écoute, mais aussi aider à l’orientation professionnelle des élèves.
« On peut créer des référents départementaux santé mentale, comme le demande Élisabeth Borne, ça ne fera pas d’interlocuteurs supplémentaires sur le terrain », assure encore la psychologue scolaire.
« Si la question, c’est : est-ce que, à l’heure actuelle, tous les enfants ont accès à une assistante sociale, une infirmière scolaire, un médecin, en cas de mal-être ? La réponse est non, loin de là », cingle une assistante sociale, qui a exercé dans divers départements. « La santé mentale des élèves, c’est bien de s’y intéresser, mais c’est aussi douloureux car on alerte depuis si longtemps sans être entendus, et je crains que le retard soit impossible à rattraper. »
On a un certain nombre d’ados qui nous inquiètent massivement, avec des passages à l’acte très impulsifs, contre eux, contre les autres.
Quand Élisabeth Borne a parlé d’un accès « coupe-file » dans les centres médico-psychologiques, cette assistante sociale a d’ailleurs bondi : « Elle parle de quoi ? On est souvent à douze mois d’attente minimum. Ou alors l’élève obtient un premier rendez-vous d’évaluation dans les six mois et attend encore autant pour une vraie prise en charge. »
Claire Damade, qui exerce seule comme infirmière scolaire auprès de plus de 1 000 élèves, répartis entre un collège et onze écoles primaires à Arras, l’assure : même après un drame, comme celui qu’a connu la ville, endeuillée par l’attentat contre le professeur Dominique Bernard en 2023, les moyens matériels et humains alloués à la santé scolaire sur la circonscription n’ont pas été renforcés.
« À chaque étape de la chaîne, il n’y a pas assez de monde, résume Delphine Rideau, pour les maisons des ados, interlocutrices devenues incontournables de l’Éducation nationale. Nous, dans chaque département, on est sur neuf équivalents temps plein [leur nombre pourrait doubler, selon les dernières annonces – ndlr]. Et quand on a besoin d’orienter vers le soin en CMP, ou la protection de l’enfance, ou les centres spécialisés sur l’addiction, c’est embouteillé aussi. » Avec le risque, aussi, de ne s’intéresser qu’aux « cas les plus bruyants, et de passer à côté des élèves qui souffrent en silence, sans manifestation évidente ».
Un risque bien réel. « On a un certain nombre d’ados qui nous inquiètent massivement, avec des passages à l’acte très impulsifs, contre eux, contre les autres, décrit Delphine Rideau. Il y a donc besoin de travailler sur le climat scolaire, dans les territoires de vie de ces enfants, avec le maximum d’adultes bienveillants, disponibles. »
La santé psychique des jeunes en plein désastre
À Nogent, d’après les premiers éléments obtenus en audition, l’élève de 14 ans n’avait pas été repéré pour des problèmes de santé mentale. Mais au-delà de ce cas particulier, tous les voyants sont bien au rouge, dans ce qui peut être considéré comme l’aval de l’école, en matière de prise en charge psychiatrique et psychologique.
Un récent rapport parlementaire sur les urgences psychiatriques a révélé les derniers chiffres connus. Ils montrent une détérioriation accélérée de la santé psychique des jeunes : 20,8 % des 18 à 24 ans traversent des épisodes dépressifs, chiffre en hausse de 77 % en quatre ans. Les hospitalisations des jeunes filles de 10 à 19 ans, pour des tentatives de suicide ou des scarifications, ont progressé de 133 % depuis 2020, et de 570 % depuis 2007. Des psychotropes ont été prescrits à près de 1 million de jeunes de 12 à 25 ans, en hausse de 18 % par rapport à 2019.
La réaction des psychiatres à ces nouvelles promesses d’améliorer la prise en charge de la santé mentale est donc corrosive. « Les politiques ont organisé une pénurie de soins psychiatriques et pédopsychiatriques. Et ils nous demandent aujourd’hui d’y remédier en priorisant », croit comprendre le pédopsychiatre et chercheur Bruno Falissard, président de la Société française de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, en réaction à la demande d’Élisabeth Borne de créer un accès prioritaire aux CMP pour les jeunes orientés par l’Éducation nationale.
Mais une question reste en suspens selon lui : « Qui prioriser entre l’enfant turbulent à l’école et celui qui est victime d’abus sexuels ? » Il rappelle qu’il y a entre six mois et deux ans d’attente pour accéder à des consultations en CMP.
Le psychiatre Benoît Blanchard travaille dans le centre médico-psycho-pédagogique (CMPP) de la Goutte-d’Or, un quartier très populaire de Paris, où il y a « un an d’attente et des profils d’enfants aux troubles de plus en plus graves », explique-t-il. « La prévention est un travail long, minutieux, de repérage et d’accompagnement. On ne peut plus le faire aujourd’hui. »
Ses relations avec l’Éducation nationale sont déjà « constantes ». « Beaucoup d’enfants que nous suivons nous ont été adressés par les établissements scolaires du secteur pour des troubles du comportement ou des apprentissages. Mais est-ce qu’on doit désormais considérer que ces enfants sont prioritaires sur les enfants autistes ? Et que fait-on des souffrances plus insidieuses ? C’est un fantasme d’imaginer qu’on peut repérer les enfants qui seraient susceptibles de passer à l’acte. »
Bruno Falissard renchérit : « La société projette ses problèmes sur les adolescents. On a peur de l’avenir, ils sont l’avenir. Mais on ne met pas assez d’argent pour l’éducation et la santé, c’est absurde. Le problème c’est nous, les adultes. »
La prévention à l’abandon
Historien des violences juvéniles, Jean-Jacques Yvorel insiste aussi sur le fait que la délinquance des mineurs, « sur le plan quantitatif », n’augmente pas en France. Et sur le plan « qualitatif », ce chercheur associé au Centre de recherche sociologique sur le droit et les institutions pénales (Cesdip) estime que la démonstration n’est pas faite que les violences seraient plus graves aujourd’hui qu’hier : le nombre d’homicides commis par des mineurs a récemment connu une hausse, mais il juge les chiffres trop « faibles » (moins de cent par an) pour que les variations soient significatives statistiquement.
« Je vous rappelle que le dernier mineur exécuté en France, en 1939, avait assommé sa belle-sœur avec un fer à repasser avant de l’égorger puis d’étouffer son petit neveu, indique-t-il. Et que le dernier mineur gracié, en 1976, avait torturé et poignardé une vieille dame. » À ses yeux, surtout, « l’augmentation de la violence, ça ne veut rien dire » : « Il existe des violences au pluriel, dont il faut examiner les causes les unes après les autres. »
Or, les autorités s’attaqueraient de moins en moins à celles-ci. « On est dans un moment d’abandon de toutes les politiques de prévention », regrette Jean-Jacques Yvorel. « La prévention spécialisée [par le biais des éducateurs et éducatrices de rue – ndlr] est exsangue et a subi cette année les pires coupes budgétaires. Elle suscite de la méfiance. Un jour, on en fait, un jour non, il n’y a plus de continuité de la part des collectivités. »
Quant à la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), la branche de la justice chargée d’accompagner les mineurs auteurs d’infractions, à leur domicile ou en hébergements, « elle voit ses maigres subsides passer dans la construction et le fonctionnement des centres éducatifs fermés », le dada d’Emmanuel Macron, dont l’efficacité laisse à désirer (voir nos révélations).
La seule bonne réponse a été abandonnée : c’est de mettre le paquet sur la détection et l’accompagnement pour protéger les mineurs d’eux-mêmes, de leur environnement, de leurs traumas.
Éducateur en région parisienne, Alfred* a déjà suivi plusieurs adolescents impliqués dans des agressions au couteau. Lui aussi est frappé par la diversité des profils. « On a des rixes entre cités, des histoires liées au trafic de stups, des enfants avec des troubles psychotiques, des jeunes pas connus qui ont une irruption soudaine de violence dans leur vie, raconte-t-il. Ceux-là, c’est quand on fait le travail après coup qu’on voit qu’il y avait des fragilités difficiles à repérer, à moins de mettre en place un système de détection autrement doté qu’actuellement. »
Et de rappeler que le système de protection de l’enfance est en plein effondrement, avec des mineurs en danger dans leur famille pour lesquels la justice ordonne des mesures d’accompagnement qui mettent des mois, voire des années, à démarrer. « Alors, ce n’est pas inintéressant que les politiques se saisissent du sujet, poursuit Alfred, mais ça dépend pour quoi faire ! On ne va pas régler ça sur un coin de table avec trois idées éculées. »
Ce qui l’intéresse, comme éducateur : « De quoi il est question quand tu portes un couteau ? » La plupart du temps, constate Alfred, les ados répondent qu’ils « ont peur de la violence » et veulent « se protéger ». « Ils peuvent avoir le sentiment, amplifié par les réseaux sociaux, d’être acculés. Que ce soit une réalité ou un vécu subjectif lié à des fragilités préexistantes, c’est là tout le travail d’accompagnement qu’il nous faut faire. » Et il faut parfois plus d’un an juste pour convaincre un ado qu’il vaut mieux porter une bombe lacrymogène, plus efficace et moins susceptible de tuer qu’un couteau.
« Les décideurs politiques sont complètement perdus, estime le député Pouria Amirshahi (groupe écologiste), ancien travailleur social. La seule bonne réponse a été niée, abandonnée : c’est de mettre le paquet sur la détection et l’accompagnement pour protéger les mineurs d’eux-mêmes, de leur environnement, de leurs traumas. On ne naît pas délinquant, on le devient. »
Opposé à la récente loi « Attal », qui durcit la justice des mineurs et pénalise les parents jugés irresponsables, dont le Conseil constitutionnel est saisi, Pouria Amirshahi rappelle que « lorsqu’on a fait l’ordonnance de 1945, qui a fixé la primauté de l’éducatif sur le répressif, on avait des dizaines de milliers de jeunes orphelins dans les rues, revenant du front, abandonnés à eux-mêmes. Ils étaient autrement plus violents, et on a pourtant pensé qu’il fallait les protéger ».
Et d’ajouter : « Les annonces ubuesques sur l’interdiction des couteaux, c’est le signe d’une panique chez des adultes qui ne savent plus comment gérer leurs propres turpitudes, c’est-à-dire ces abandons-là. »