Nous reproduisons ci-dessous un article du philosophe Manuel Cervera-Marzal
Pourquoi il faut constitutionnaliser la désobéissance civile
<a href='http://fsu72.fsu.fr/<http:/riverains.rue89.com/manuel-c…>‘>Manuel Cervera-Marzal
Chercheur en philosophie politique à l’université Paris-Diderot et à l’université Libre
de Bruxelles.
La désobéissance civile désigne une action politique illégale et non-violente fondée sur
des motifs de conscience et destinée à modifier une loi ou à contester l’ordre juridique
dans son ensemble.
Elle est aujourd’hui pratiquée par les militants du Réseau éducation sans frontières
(RESF) qui n’hésitent pas à risquer jusqu’à cinq ans de prison pour protéger des familles
immigrées en situation irrégulière menacées par la politique xénophobe du gouvernement.
Elle est aussi employée par les Faucheurs volontaires qui détruisent des parcelles
d’essai transgéniques en vue d’alerter leurs concitoyens des dangers de l’agriculture
génétiquement modifiée.
Opposants à la désobéissance civile et garants de l’ordre établi ne manquent pas de
pointer le danger inhérent au fait de laisser à chacun le droit d’apprécier librement la
validité d’une loi. Reconnaissant à mi-mot l’existence de lois injustes, ils ordonnent
qu’on s’y plie malgré tout car, comme le disait Goethe, mieux vaut une injustice qu’un
désordre.
Pourtant, trois éléments au moins nous informent que cette rhétorique conservatrice ne
résiste pas à la critique.
1.Le courage, vertu cardinale
Remarquons d’abord que, lors du procès de Nuremberg, intenté contre les principaux
dirigeants nazis, les juges ont condamné ceux qui avaient obéi aux lois, signifiant ainsi
que, contrairement à ce qui est enseigné à l’école, la vertu cardinale du citoyen n’est
pas l’obéissance mais le courage ; courage qui exige que l’on résiste aux ordres
lorsqu’ils entravent la dignité humaine.
2.Légalité n’est pas légitimité
Rappelons ensuite que, comme l’avait sagement noté Pascal, « ne pouvant faire que ce qui
est juste fût fort, on fit que ce qui est fort fût juste ». Légalité n’est pas
légitimité. Le droit ne vient pas de nulle part. Il est généralement dicté par les
puissants, qui peuvent ainsi imposer leur domination avec la bénédiction des lois.
3.Pas de risque d’anarchie
Enfin, faut-il véritablement craindre que la désobéissance civile nous plonge dans
l’anarchie ? L’histoire nous fournit la meilleure des réponses.
Les gigantesques manifestations du mouvement des droits civiques dans le sud des
Etats-Unis au début des années 60 ont-elles mené à l’anarchie ? Puisqu’en définitive la
désobéissance civile constitue non une menace mais, au contraire, une respiration pour la
démocratie et puisque, à bien y regarder, un nombre croissant de citoyens partagent cette
opinion, n’est-il pas temps de lui faire une place dans nos institutions publiques ?
Plus concrètement, ne faudrait-il pas intégrer dans la Constitution le droit à désobéir à
une loi jugée injuste ? Parmi les militants désobéissants, des voix se sont élevées pour
revendiquer ce droit dans la mesure où, comme l’explique le philosophe Jean-Marie Muller,
la Constitution a véritablement pour fonction de garantir la justice.
Un problème logique
Mais cette demande a beau être recevable, elle pose un problème logique en apparence
insurmontable : il ne peut pas y avoir de droit juridique à désobéir à la loi. Prétendre
désobéir légalement à la loi, n’est-ce pas s’enfermer dans une contradiction logique et
une absurdité pragmatique ? Constitutionnaliser la désobéissance civile reviendrait en
effet à proclamer un droit au non-droit, or le droit ne saurait se suspendre lui-même.
Sommes-nous cependant si certains que le droit ne saurait se suspendre lui-même ? Les
réflexions du philosophe italien Giorgio Agamben cherchent à prouver le contraire.
La doctrine de l’état d’exception
La doctrine de l’état d’exception, adoptée par la majorité des Etats de droit, soutient
que dans certaines circonstances exceptionnelles, le droit commun peut être
provisoirement suspendu, laissant par là les pleins pouvoirs au Président. Ainsi, avec
l’état d’exception, le droit se nie lui-même, il s’auto- suspend.
Une piste s’ouvre alors : puisque la Constitution française intègre les procédures
d’exception dans son article 16
<http://fr.wikipedia.org/wiki/Articl…>
, ne pourrait-elle pas aussi admettre un droit à désobéir aux lois jugées injustes ? Le droit à la désobéissance civile serait alors l’équivalent par en bas (c’est-à-dire pour le citoyen) de ce qu’est l’état d’exception par en haut (c’est-à-dire pour le président de la République). Il s’agirait, dans les deux cas, de transgresser momentanément l’ordre juridique en vue de le
protéger.
Un progrès démocratique pratique et théorique
Ce droit constitutionnel à la désobéissance civile constituerait un progrès démocratique
à la fois pratique et théorique :
* *pratique *au sens où il permettrait aux citoyens de rappeler à
l’ordre les élus lorsque ceux-ci s’autonomisent de la souveraineté
populaire et s’écartent de la promotion du bien commun ;
* *théorique *au sens où ce droit nous rappelle qu’en définitive la
démocratie désigne avant tout le pouvoir constituant du peuple et
non le pouvoir constitué de ses représentants.