Ci-dessous quatre textes :

"-" Ce que Hollande veut changer dans la Constitution

"-" Antiterrorisme, l’histoire d’une faillite

"-" L’après 13 novembre, il faut être clair un monde a pris fin, on ne reviendra pas en arrière

"-" A quoi sert leur guerre ?

Ce que Hollande veut changer dans la Constitution

3 déc. 2015 | Par Lénaïg Bredoux- Mediapart.fr

Le projet de loi prévoit d’inscrire l’état d’urgence dans la Constitution, et la déchéance de nationalité pour les binationaux nés français, condamnés pour terrorisme. Genèse et détails d’un texte qui permet aussi à l’exécutif de prendre des mesures d’exception pendant six mois.

C’est une réforme préparée en seulement deux semaines. Et elle consacre l’incroyable virage ultra sécuritaire emprunté par François Hollande et son gouvernement depuis les attentats du 13 novembre. Selon plusieurs sources gouvernementales interrogées par Mediapart, le projet de loi du gouvernement prévoit d’inscrire dans la Constitution l’état d’urgence et la déchéance de nationalité pour tous les binationaux, condamnés pour terrorisme. Il autorise également l’exécutif à maintenir pour six mois certains pouvoirs spéciaux, même en cas de levée de l’état d’urgence. L’Élysée espère voir le texte adopté en conseil des ministres le 23 décembre, et voté par le Congrès en juin 2016.

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Selon ces sources, le projet de loi de révision de la Constitution « de protection de la Nation », transmis pour avis en début de semaine au conseil d’État et déjà évoqué par Le Monde et Libération, contient deux articles : le premier vise à inscrire l’état d’urgence à l’article 36 et le second prévoit la déchéance de nationalité pour les binationaux nés français. Ces deux mesures avaient été annoncées par François Hollande lors de son discours au Congrès, réuni à Versailles, le 16 novembre, trois jours seulement après les attentats.

Concernant l’état d’urgence, le gouvernement a suivi, pour partie, la recommandation du comité Balladur de 2007 qui proposait d’ajouter cette disposition à l’article 36 consacré à l’état de siège – une mesure qui prévoit le transfert du pouvoir civil au pouvoir militaire et qui n’a jamais été utilisée jusqu’à présent. Le projet du gouvernement inscrit donc l’état d’urgence à la suite de l’état de siège, « en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public, soit en cas d’événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique » – une formule empruntée à la loi actuellement en vigueur, et datant de 1955. Il renvoie ensuite à la loi pour la mise en œuvre concrète de l’état d’urgence, dont la durée serait inchangée : il pourrait être décrété en conseil des ministres pour 12 jours mais sa prolongation serait ensuite soumise au vote d’une loi par le parlement. C’est exactement la procédure que vient d’emprunter le gouvernement de Manuel Valls.

Mais le texte va encore plus loin : le texte transmis au conseil d’État prévoit qu’en cas de levée de l’état d’urgence, des mesures exceptionnelles prises précédemment soient maintenues en vigueur pendant six mois… C’est ce que le gouvernement appelle une « sortie par paliers » de l’état d’urgence, si « demeure un risque d’acte de terrorisme », selon un conseiller du gouvernement. Une notion extrêmement floue, sujette à une interprétation très large. « La menace est réelle et elle n’aura pas disparu à la fin de l’état d’urgence. Il faut qu’on puisse faire face à cette menace, tout en sortant de l’état d’urgence », explique une source ministérielle.

Selon nos informations, le gouvernement a également fait inscrire dans le projet de réforme constitutionnelle la possibilité de prendre des mesures sécuritaires supplémentaires pendant six mois. La liste des dispositions envisagées, dressées par Le Monde, est très longue : l’interconnexion de tous les fichiers – notamment ceux de la Sécurité sociale –, la réforme du régime de la légitime défense pour les policiers, l’injonction faite aux opérateurs téléphoniques de conserver les fadettes pendant deux ans, l’utilisation des IMSI-Catchers, ces valisettes qui permettent d’espionner les portables dans un périmètre donné… Une série de dispositions relevant de la procédure pénale seront également présentées, a priori en janvier, dans un texte en cours d’élaboration par le ministère de la justice. « L’objectif, dans les deux cas, est de renforcer l’efficacité des services de police et de justice à la fin de l’état d’urgence », selon un conseiller du gouvernement.

Cette réforme de la Constitution prévoit aussi, comme annoncé, une disposition concernant la déchéance de nationalité : elle deviendrait possible pour les binationaux (pour les seuls Français, c’est impossible car cela revient à créer des apatrides) nés français, condamnés pour « atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation » ou « acte de terrorisme ». Jusque-là, l’article 25 du code civil prévoyait que seuls les binationaux ayant acquis la nationalité pouvaient en être déchus, et seulement dans les dix ans suivant l’acquisition de la nationalité française. La réforme, datant de 1998, avait été menée sous le gouvernement de Lionel Jospin par une socialiste, la garde des Sceaux de l’époque, Élisabeth Guigou. Dix-sept ans plus tard, voilà le PS qui reprend une idée toujours portée par le Front national, reprise par Nicolas Sarkozy.

Le projet de loi transmis par le gouvernement doit maintenant être examiné par le Conseil d’État. L’objectif de l’Élysée est de le voir adopté en conseil des ministres le 23 décembre, avant d’être transmis au Sénat, puis à l’Assemblée nationale. S’il est adopté, le Congrès serait convoqué en juin prochain.

Sous réserve qu’elle soit validée en l’état par le conseil d’État, cette réforme constitue une rupture de plus depuis le début du quinquennat, marqué à la fois par un virage libéral et par un tournant sécuritaire, dont l’ampleur est sans doute inédite pour un gouvernement socialiste.

Elle a été décidée quelques heures seulement après les attentats : dans la nuit du vendredi 13 au samedi 14, François Hollande convoque un conseil des ministres pour valider la mise en œuvre de l’état d’urgence. Il ne l’avait pas fait en janvier, après l’attaque de Charlie Hebdo, ni après celles de Montrouge et de l’Hyper-Cacher de la porte de Vincennes. Cette fois, l’exécutif monte d’un cran. Le président juge que les attaques qui viennent de survenir, dans leur ampleur, leur mode opératoire et leur complexité, le nécessitent. Il veut également répondre à l’avance à la panique qui pourrait se saisir des Français. À ce moment-là, François Hollande sent que le pays peut vaciller.

Dans la nuit, les services de l’Élysée, de Matignon, du ministère de l’intérieur et du ministère de la justice préparent les décrets d’application de la loi portant sur l’état d’urgence, qui date de 1955. Ils s’aperçoivent qu’elle est parfois désuète. Voire juridiquement bancale – le texte date d’avant la constitution de 1958 et n’a jamais fait l’objet d’un contrôle spécifique. « Très vite, le président, Manuel Valls et Bernard Cazeneuve se rendent compte que le texte est largement obsolète et qu’il comporte des fragilités juridiques », raconte un proche du chef de l’État.

Le trio Hollande, Valls, Cazeneuve à la manœuvre

Les trois hommes prennent dès le samedi matin la décision de faire évoluer la loi de 1955 : c’est le projet de loi qui a été soumis aux députés et aux sénateurs la semaine dernière (lire notre décryptage). Et très vite, Hollande, Valls et Cazeneuve envisagent une seconde riposte politique : une réforme constitutionnelle. L’idée vient du ministre de l’intérieur, qui a convaincu François Hollande. La ministre de la justice, Christiane Taubira, est présente lors des discussions, et c’est elle qui portera la réforme constitutionnelle devant le parlement.

Selon certaines sources gouvernementales, c’est d’abord pour se prémunir d’un recours qui pourrait venir annuler les mesures prises. « Le gouvernement a peur d’une QPC [question prioritaire de constitutionnalité] », explique l’une d’elles. « Si on prend des mesures exceptionnelles dans la durée, et c’est bien la discussion aujourd’hui, la loi ne tient pas… Il faut donc la sécuriser », avance un conseiller du gouvernement.

Dès le conseil des ministres du samedi 14 après-midi, le deuxième en moins de vingt-quatre heures, Hollande évoque en passant une possible réforme de la Constitution. « Le président a dit d’un mot que la Constitution n’est pas adaptée. Mais c’était très elliptique », confie un ministre présent. Comme beaucoup de ses collègues, celui-ci a découvert les mesures arbitrées pendant le discours du chef de l’État devant le Congrès, lundi 16 novembre. Une poignée de personnes est mise dans la confidence : les samedi et dimanche, lors de ses échanges avec les responsables de partis et les parlementaires, Hollande tait ses projets.

Comme à son habitude, il écoute, et donne bien souvent l’impression à tous ceux qui le rencontrent qu’il partage leur point de vue. Plusieurs d’entre eux retrouveront d’ailleurs des phrases qu’ils ont prononcées dans le discours présidentiel. Même Jean-Luc Mélenchon, cofondateur du Parti de gauche, a pu reconnaître une phrase qu’il avait prononcée le samedi soir à la télévision : « Nous ne sommes pas engagés dans une guerre de civilisation parce que ces assassins n’en représentent aucune. » « Sur la réforme constitutionnelle, le président ne nous a rien dit », raconte Bruno Retailleau, le président du groupe LR au Sénat. Même le président du Sénat, Gérard Larcher, ne l’a découverte que quelques minutes avant le discours présidentiel, à l’arrivée de François Hollande à Versailles.

Les constitutionnalistes proches du PS sont également pris de court : ceux que Mediapart a interrogés n’ont pas été consultés. « On gère ça en interne », a répondu l’Élysée à l’un d’entre eux. Chargé de mettre en forme les propositions venues de l’Intérieur et du ministère de la justice, c’est Marc Guillaume, le secrétaire général du gouvernement, un poste stratégique dans l’administration, qui est à la manœuvre. Installé dans les locaux de Matignon, Marc Guillaume connaît bien son sujet pour avoir été secrétaire général du Conseil constitutionnel…

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« La réforme constitutionnelle est une façon de nous mettre dans la seringue », concède Bruno Retailleau (LR). Dès le départ, c’est un des objectifs fondamentaux de l’Élysée : la dimension tactique, voire politicienne, de l’opération est cruciale dans le choix opéré par François Hollande. Il ne s’en cache guère en privé. Ses collaborateurs non plus. « Le sens politique a rejoint le raisonnement juridique », indique sans hésiter un proche conseiller du président. Avant d’ajouter : « Quand on touche aux libertés, c’est logique de l’inscrire dans la Constitution. C’est le bon niveau du débat. Mais c’est aussi une occasion de rassemblement… »

« La loi de 1955 ne soulevait pas de question importante de constitutionnalité, explique en revanche Jean-Philippe Derosier, professeur de droit public à l’université de Rouen. Pour moi, il n’y avait aucune urgence à modifier la Constitution, si ce n’est une urgence politique. Mais la Constitution ne devrait pas être un recours politique, ni un code pénal ! » « Je suis d’accord sur le symbole d’une réforme de la Constitution, tempère de son côté Pascal Jan, professeur de droit public à Sciences Po Bordeaux. Mais c’est certain qu’il n’y avait pas urgence… »

Cette volonté de faire un « coup » politique aux dépens de la droite et de l’extrême droite est encore plus flagrante dans le cas de la déchéance de nationalité pour les binationaux nés français condamnés pour terrorisme. À gauche, tout le monde ou presque y était opposé. Bernard Cazeneuve le premier. Place Beauvau, on juge que cela n’est guère utile d’un point de vue opérationnel, ni pour déjouer un attentat ni pour prévenir les départs d’apprentis djihadistes en Syrie. La ministre de la justice Christiane Taubira n’y est pas non plus favorable.

Plusieurs sources jurent depuis plusieurs jours que ce n’est qu’un piège pour la droite et l’extrême droite, mais qu’en aucun cas, la mesure ne sera votée. « Cela ne passera pas. Soit le conseil d’État, soit le conseil constitutionnel, soit les députés de gauche vont l’empêcher », jure une source socialiste. Comme si le PS ne voulait pas tout à fait voir ce qu’il est en train de faire : une politique que, dans l’opposition, il aurait violemment dénoncée. Au nom de ses « valeurs ».

Antiterrorisme : l’histoire d’une faillite

Médiapart 30 novembre

Par Fabrice Arfi, René Backmann, Michel Deléan, Louise Fessard, Jérôme Hourdeaux et Matthieu Suc

Pourquoi des terroristes surveillés parviennent-ils à passer à l’acte ? Pourquoi les agents semblent-ils condamnés à constater leur impuissance chronique ? Pourquoi la classe politique refuse-t-elle d’engager la grande remise à plat réclamée par de nombreux spécialistes ? Mediapart a interrogé des dizaines de personnes (magistrats, agents secrets, policiers, experts, politiques…), s’est plongé dans plusieurs procédures judiciaires en cours et a épluché divers rapports pour comprendre la crise sans précédent de la lutte antiterroriste en France.

Le 15 janvier 2015, une voiture banalisée de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) prend en filature la Citroën C3 d’Amar R. Les services secrets s’intéressent à cet ancien voisin de cellule d’Amedy Coulibaly, car il est l’un des derniers à avoir vu le futur tueur de l’Hyper Cacher, le 6 janvier, soit la veille de l’attaque contre Charlie Hebdo. La C3 arrive à destination, au Fort de Rosny (Seine-Saint-Denis), là où sont installés plusieurs services de la gendarmerie ; là, aussi, où vit la maîtresse d’Amar R., une adjudante récemment convertie à l’islam. Le véhicule de la DGSI se gare sur la chaussée qui longe l’entrée de la caserne. L’un des agents en planque reconnaît un visage familier dans une voiture voisine, stationnée non loin. C’est un collègue de la Direction du renseignement de la préfecture de police (DRPP) de Paris, un autre service de renseignement. Jusqu’à cette rencontre fortuite, la DGSI et la DRPP ignoraient qu’elles surveillaient l’une et l’autre la même cible, en même temps.

Cette anecdote pourrait, à elle seule, résumer le désordre de la lutte antiterroriste française. Mais le problème est plus profond, plus grave. Deux semaines après les attentats du 13 novembre, onze mois après ceux qui ont visé Charlie Hebdo, des policiers et l’Hyper Cacher, trois ans après les massacres commis par Mohamed Merah contre des militaires et des écoliers juifs, les services de l’État chargés de lutter contre le terrorisme connaissent une crise sans précédent. Mediapart a interrogé des dizaines de personnes (magistrats, agents secrets, policiers, experts, politiques…), s’est plongé dans plusieurs procédures judiciaires en cours et a épluché divers rapports (parlementaires, syndicaux ou administratifs) pour mener cette enquête.

Il ne s’agit pas d’accuser, mais de comprendre. Comprendre pourquoi des terroristes fichés et surveillés parviennent à passer à l’acte, pourquoi des agents compétents et dévoués semblent condamnés à constater leur impuissance chronique, pourquoi la classe politique, à droite ou à gauche, fait mine de ne pas voir le problème, refusant d’engager la grande remise à plat réclamée par de nombreux spécialistes. Face à ces ratés à répétition, les membres du gouvernement ont fait le choix, devant les micros et caméras, de la politique de l’autruche : non, il n’y a eu aucune faille des services de renseignement français avant les attentats du 13 novembre, a par exemple affirmé Bernard Cazeneuve, le ministre de l’intérieur. Dans la communauté du renseignement, certains n’hésitent pourtant plus à évoquer un « naufrage historique ».

Un chaos institutionnel

Ce n’est plus un mille-feuille, c’est une ratatouille. Au total, dix-neuf services placés sous l’autorité de directions différentes – et parfois engluées dans des querelles de baronnies – sont chargés de la lutte antiterroriste en France. Il y a les services de la police judiciaire (avec la SDAT), ceux des gendarmes (BLAT et SDAO, sans parler des brigades locales), les services secrets intérieurs (DGSI), les services de renseignement territoriaux (SCRT), mais aussi extérieurs (DGSE), il y a même une sous-section à la brigade criminelle du quai des Orfèvres (SAT) ; et on en passe… La lutte antiterroriste est censée être animée par une même unité, l’UCLAT. Un rapport d’enquête sénatoriale pointait sans complaisance en avril dernier d’importantes lacunes dans cette organisation et parlait même de services « insuffisamment coordonnés ».

En juin, le ministre de l’intérieur a donc ajouté une nouvelle couche de coordination en créant cette fois-ci un état-major opérationnel de prévention du terrorisme (EMOPT), placé sous l’autorité directe de son cabinet. Composé d’une dizaine de personnes, cet état-major a pour objectif de donner un peu plus de cohérence et d’efficacité dans la lutte, qu’il s’agisse de la hiérarchie des priorités, de l’évaluation du danger ou de la mutualisation du renseignement. Six mois après sa création, c’est déjà un raté. De fait, coordonner une coordination déjà mal coordonnée relève, en l’état du chaos institutionnel, de la prestidigitation, rapportent plusieurs acteurs du dossier.

En matière de renseignement, il y a aujourd’hui une quasi-unanimité pour dire que la fusion, en 2008, de la Direction de la surveillance du territoire (DST) et des Renseignements généraux (RG), pour en faire une Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI, devenue depuis DGSI…), fut un échec à maints égards. Réalisée sous la présidence de Nicolas Sarkozy et mise en œuvre par l’un des policiers les plus dévoués à l’ancien président de la République, Bernard Squarcini, la création de la DCRI avait l’ambition de doter l’appareil sécuritaire d’un « FBI à la française ».

La réforme a surtout commencé par accoucher d’un fiasco : l’affaire Tarnac. Ou comment des moyens considérables ont été mis en branle pour accuser de « terrorisme » un groupe de militants contestataires de Corrèze, soupçonnés d’avoir posé des fers à béton sur des lignes TGV. Jusqu’à une vingtaine d’agents ont par exemple été mobilisés pour les filatures de Julien Coupat, le leader de la mouvance « anarcho-autonome » – c’est son nom dans la littérature policière. Il y avait peut-être d’autres urgences, d’autres menaces, déplore-t-on aujourd’hui à la DGSI. La juge en charge du dossier a fini cet été par abandonner l’incrimination de « terrorisme », tant les charges étaient ridicules et les moyens de surveillance totalement disproportionnés au regard du danger réel.

Sept ans après la création de la DCRI devenue DGSI, le compte n’y est pas. Dans un rapport daté de février dernier, le syndicat policier Alliance (30 000 adhérents) tranche : « La volonté d’une plus grande lisibilité du renseignement sur le territoire français est à l’évidence un flop. » Il ajoute, dans un style très “policier” : « Force est de constater que la communication entre services est extrêmement tendue et difficile. » Dans le monde du renseignement, c’est un grand classique : tout le monde s’accuse de faire de la rétention d’informations. Mais en France, cela a pris des proportions parfois inquiétantes. De telle sorte qu’au lieu de fonctionner en étoiles, les services ressemblent de plus en plus à de gros silos qui œuvrent avant tout en vase clos et en priorité pour eux-mêmes, pour reprendre l’image d’un ancien haut responsable du renseignement.

Une source militaire liée aux services de renseignement raconte par exemple à Mediapart qu’« il est arrivé à plusieurs reprises, au cours des dernières années, que des gens de la DGSE considèrent que leurs informations se perdent au sein de la DGSI par manque d’intérêt, d’expertise ou d’appréciation à leur juste valeur ». Résultat : des relations interpersonnelles entre agents sont désormais privilégiées au détriment des canaux officiels, jugés comme peu efficaces. Un comble. Plusieurs témoignages recueillis au sein de divers services (ex-RG, police judiciaire, Tracfin…) vont dans le même sens.

Les autorités de contrôle ne sont pas beaucoup plus tendres. Le rapport sénatorial d’avril 2015, rédigé par le socialiste Jean-Pierre Sueur, parle ainsi, au sujet de la création de la DGSI, d’une réforme « mal anticipée et mal préparée ». « Plusieurs personnes entendues ont regretté que le fonctionnement de la DGSI se caractérise par une certaine tendance à “aspirer” l’ensemble des renseignements [sans donner de suite] », peut-on aussi lire dans le rapport. Les sénateurs pointent l’« effet démobilisateur » pour les fonctionnaires qui tentent de coopérer péniblement avec la DGSI.

« Tout ça, ce ne sont que des boules de cristal »

Rédigé dès 2009 par l’Inspection générale de l’administration (IGA), l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) et l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN), un premier rapport officiel stigmatisait pour sa part un « appauvrissement considérable des ressources documentaires » après la création de la DGSI, alors même que l’efficacité d’un service de renseignement repose en partie sur sa mémoire et sa culture collective.

Indéniablement, la disparition brutale des Renseignements généraux est vécue avec le recul, dans les services spécialisés, comme une lourde erreur. « Au lieu d’intégrer tous les RG, on les a désossés : une petite partie a été à la DCRI, une autre à la PJ, et le reste dans les régions. La spécificité des RG était le maillage du territoire. Elle a été amoindrie », confie l’ancien directeur du renseignement de la DGSE, Alain Chouet. L’ex-juge antiterroriste Gilbert Thiel (aujourd’hui à la retraite) ne dit pas autre chose : « En créant la DCRI et en regroupant tous les services de renseignement à Paris, on s’est coupé des RG de province mais on a aussi eu tendance à oublier que la menace n’était pas qu’à Paris, comme l’ont pourtant montré dans le passé les affaires Khaled Kelkal dans la région de Lyon, Mohammed Merah à Toulouse, l’affaire du Thalys, ou encore celle de Saint-Quentin-Fallavier. On paye aujourd’hui les erreurs de l’hypercentralisation et de l’hyperspécialisation, face à une menace diffuse et protéiforme. »

Cette désorganisation interne est à l’origine de failles identifiées. Certaines sont connues, comme dans l’affaire Merah, où le suivi du dossier du tueur de Toulouse et de Montauban, pourtant traité par la DGSI, a été calamiteux. Un rapport de l’IGPN, publié le 23 octobre, a d’ailleurs pointé des « défaillances objectives », réclamant une « meilleure remontée de l’information ».

D’autres exemples sont moins connus. C’est le cas, par exemple, de l’incroyable succession de loupés dans la traque des frères Kouachi au lendemain de l’attentat contre la rédaction de Charlie Hebdo. Selon les documents consultés par Mediapart, le premier mandat de recherches émis le 7 janvier 2015 contre Saïd Kouachi proposait trois adresses de domicile, toutes erronées. Un deuxième mandat de recherches, « qui annule et remplace le précédent », a livré deux nouvelles adresses, elles aussi mauvaises – l’une des deux visait même un homonyme de 81 ans… Le 9 janvier, la DGSI met à jour sa fiche de renseignements sur Saïd Kouachi et joint une nouvelle adresse, à Reims. Toujours fausse. Il aura fallu attendre la quatrième tentative pour que ce soit la bonne.

Les attentats de janvier ont suscité un véritable vent de panique à la DGSI. Non seulement les frères Kouachi et Coulibaly avaient déjà été impliqués dans des affaires terroristes, mais ils avaient été surveillés et placés sur écoute par le service dans les mois qui ont précédé leurs attaques meurtrières contre Charlie et l’Hyper Cacher. Le manque d’information sur ces hommes qui avaient déjà fait parler d’eux était tel au lendemain des attentats que la consigne a été passée dans les antennes locales de la DGSI en région parisienne d’aller taper aux portes de tous les “objectifs” pour vérifier s’ils étaient chez eux ou en cavale, même quand ils n’avaient aucun lien avéré avec les auteurs des faits. « Certains avaient déjà été condamnés mais d’autres non et ignoraient que l’on s’intéressait à eux. Maintenant ils ne se posent plus la question… », déplore aujourd’hui un agent.

Un ponte du renseignement français en tire d’amères leçons : « Notre métier ne fait plus rêver. Nous avons des problèmes à recruter, plus personne ne veut venir dans nos services. Vous savez que vous allez travailler 24 heures/24 et que si l’un de vos objectifs passe à l’acte et commet un attentat, vous allez être pointé du doigt. » Un collègue à lui, qui avait travaillé sur les Kouachi, ne cesse de ressasser et, depuis, s’est mis en arrêt maladie, confie-t-il.

La machine contre l’humain

Cela pourrait ressembler à une fuite en avant. Au lieu de prendre à bras-le-corps l’épineuse question de la réorganisation des services de renseignement et antiterroristes, le pouvoir politique (de droite ou de gauche) a accompagné ces vingt dernières années un mirage vieux comme la science-fiction : la technologie serait vouée à être plus efficace que l’homme. Ancien lieutenant-colonel affecté à la DGSE, aujourd’hui chercheur en cryptologie et virologie informatique, Éric Filiol peut en témoigner : « On nous a fait croire très tôt, dès 1996-97, que des cyberterroristes pouvaient mettre à terre un pays, cachés derrière leurs ordinateurs, et on a commencé à affecter les crédits sur les machines plutôt que sur l’humain. Le problème, c’est que l’on peut multiplier les capteurs, si on n’a pas les analyses derrière pour interpréter et donner du sens aux données, cela ne sert à rien. Une machine ne peut pas modéliser l’humain. Tout ça, ce ne sont que des boules de cristal. »

L’ancien directeur du renseignement de la DGSE, Alain Chouet, abonde : « Il suffit de voir aux États-Unis les déclarations du général Alexander, patron de la NSA, en 2013, sur l’efficacité très relative des milliards dépensés dans la technologie après le 11-Septembre. Aujourd’hui, on en est pourtant là en France : on a concentré nos moyens sur le renseignement technologique et on a baissé la garde sur le renseignement humain. » C’est toute l’ambiguïté de la situation : au lieu de retenir la leçon des échecs de la politique sécuritaire américaine post-11-Septembre, le gouvernement de Manuel Valls a fait voter, au lendemain des attentats de janvier 2015, une loi dite Renseignement qui repose exclusivement sur de la technologie de surveillance, entre algorithmes, Big Data et IMSI-catcher. Un récent article de la revue Foreign Policy a rappelé combien cette séduction technologique manque cruellement, au bout du compte, d’efficacité opérationnelle dans la lutte contre le terrorisme. Sans même parler des questions de principe que l’instauration d’une surveillance de masse peut poser dans une démocratie.

Surveiller via des écrans n’offrira jamais la qualité d’informations du renseignement humain. Dès octobre 2014, un agent confiait à Mediapart : « Nous ne sommes plus en mesure de suivre tous les objectifs. Nous avons un problème d’infiltration des réseaux islamistes. Les seules informations qui nous remontent proviennent des parents, des frères et sœurs qui nous dénoncent celui dans leur famille sur le point de partir en Syrie ou alors qui y est déjà et qu’ils veulent faire rentrer. » De fait, les services sont aujourd’hui littéralement débordés par les flots de nouveaux djihadistes à surveiller. Et le premier ministre Manuel Valls a chiffré, la semaine dernière, à 10 500 le nombre d’islamistes radicaux fichés par l’État.

L’après 13 novembre « Il faut être clair : un monde a pris fin, il n’y aura pas de retour en arrière »
par Alain Bertho 26 novembre 2015

Pour combattre efficacement l’Etat islamique et son offre politique de mort et de désespoir, « nous devons réfléchir à la révolte qui est à la racine de ces crimes », suggère l’anthropologue Alain Bertho, qui prépare un livre sur « les enfants du chaos ». A la racine du mal, la fin des utopies, enterrées avec l’effondrement de tous les courants politiques progressistes. Le XXIe siècle aurait oublié l’avenir au profit de la gestion du risque et de la peur, indifférent à la colère des jeunes générations. Entre un quotidien militarisé et le jugement dernier à la sauce djihadiste, seule « la montée d’une autre radicalité » pourrait raviver l’espérance collective.

Basta ! : Le profil de ces jeunes Européens qui se radicalisent, qui partent en Syrie rejoindre le « califat » de l’État islamique ou aspirent à le faire, et qui sont prêts à mourir en « martyrs », continue de susciter soit l’incompréhension totale, soit la simplification extrême, et en tout cas un sentiment d’impuissance. Comment, de votre côté, les analysez-vous ?

Alain Bertho [1] : Même si les chiffres varient d’une estimation à l’autre, on peut affirmer que la France est le pays européen qui a le plus gros contingent sur place. Je rappelle que les volontaires étrangers de Daech viennent de 82 pays dans le monde. Mais notre pays entretient un rapport particulier avec l’épicentre géopolitique du chaos. Historiquement, ce rapport est notamment lié au passé colonial. Mais il est aussi le produit de nos fractures nationales contemporaines.

Il n’y a pas de profil type pour ceux qui partent en Syrie, hormis leur jeunesse. Un tiers environ sont des convertis à l’islam ; il y a des jeunes issus des cités, qui ressentent la stigmatisation depuis des années ; d’autres ont un métier et une famille ; certains ne fréquentaient pas les mosquées mais leurs ordinateurs. Le travail de David Thomson [2], journaliste et spécialiste du djihadisme, est éclairant. Il a suivi et interviewé plusieurs djihadistes français. Tous connaissent un déclic commun : une conversion, une rupture et la découverte d’une autre discipline de soi pour redonner un sens à leurs vies.

La réussite d’une telle offre politique, celle de l’État islamique, tient au fait que, pour des gens déstabilisés, elle donne du sens au monde et à la vie qu’ils peuvent y mener. Elle leur donne même une mission. Dans cette diversité, il semble que ceux qui viennent tuer et mourir non en Syrie mais dans le pays qui les a vus naître et grandir, ont un compte particulier à régler avec leur pays. Ce contentieux est lourd et il vient de loin.

Mais comment expliquez-vous cet attrait exercé par l’État islamique et ses avatars dans d’autres pays, alors que son projet politique se résume à mettre en oeuvre l’islam le plus réactionnaire et intransigeant en Syrie et en Irak, à affronter l’apocalypse et à mourir en martyr ?

Nous devons bien prendre la mesure que si c’est une offre politique de mort et de désespoir, c’est aussi cela qui fait son attrait. Telle est bien la gravité de la situation. Comme dit Slavoj Zizek : « Visiblement, il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme. » Pour les djihadistes, cette fin est proche dans un monde de chaos politique, moral, économique ou climatique. Le projet politique de Daech donne du sens à leur chemin vers la mort. Il leur propose un destin. À l’espoir de la libération individuelle et collective qui portait les mobilisations passées, ils ont substitué une problématique de fin du monde et de jugement dernier. Leur libération, c’est de mourir en martyr ! Du coup, ce sont des gens d’une grande détermination. « Il n’y a que les martyrs pour être sans pitié ni crainte et, croyez-moi, le jour du triomphe des martyrs, c’est l’incendie universel », prophétisait Jacques Lacan en 1959. Nous y sommes. Il nous faut donc réfléchir d’urgence sur ce qui produit un tel désespoir si nous voulons tarir la source de recrutement.

Quelle est la différence entre la radicalisation djihadiste actuelle et la radicalisation politique incarnée par la lutte armée ou l’action terroriste des années 70 ?

Il y a une différence essentielle d’objectif. Après 68, on voit le passage à l’action armée avec la bande à Baader – ou Fraction armée rouge – en Allemagne, les Brigades rouges en Italie ou le groupe d’extrême gauche Kakurokyo au Japon. Ce sont des gens qui, de leur point de vue, sacrifient leur vie pour l’avenir des autres. C’est un passage à l’acte criminel voué à l’échec, mais qui s’inscrit dans un combat pour un avenir révolutionnaire qu’ils veulent meilleur. Avec l’État islamique, il n’y a rien de cet ordre-là : on sacrifie sa vie pour la mort de l’autre. On veut juste embarquer tout le monde dans le désespoir, avec une consolation : les apostats, les mécréants, les chrétiens et les juifs n’iront pas au paradis.

L’horreur fait partie de la stratégie, c’est ce qu’explique le traité « Gestion de la barbarie » [3], écrit en Irak par le théoricien djihadiste – sûrement un collectif – Abu Bakr Naji avant l’émergence de l’État islamique. Ils ne font pas la guerre pour créer un État, comme lors d’une lutte pour l’indépendance : ils créent un « État » pour faire la guerre. L’État islamique n’a aucune vision de la paix sinon le triomphe final du califat contre des ennemis de plus en plus nombreux. Mais depuis 2001, l’idée de « paix comme but de guerre » (vieille conception clausewitzienne) n’a déjà plus cours chez les grandes puissances embarquées dans une « guerre sans fin » contre le terrorisme. Quels sont les buts de guerre ou les objectifs de paix de la coalition en Syrie ou en Irak ? On n’en sait rien. Le djihadisme nous a entraînés sur son propre terrain.

Dans votre essai en préparation sur « les enfants du chaos » [4], vous expliquez que le djihad, donc une motivation religieuse, n’est pas le seul moteur de la radicalisation. Quels seraient les autres ?

Nous avons un problème avec la clôture du XXe siècle et l’effondrement du communisme. La fin du communisme, ce n’est pas seulement la fin de régimes et d’institutions en Europe de l’Est et en Russie, c’est un ensemble de références culturelles qui s’écroule, communes à tous les courants politiques progressistes. Malgré la réalité policière et répressive des régimes communistes « réels », un changement de société était, à l’époque, encore perçu comme possible et s’inscrivait dans une démarche historique, une idée du progrès. L’avenir se préparait aujourd’hui. L’hypothèse révolutionnaire qui a ouvert la modernité (la Révolution française) a été une référence politique commune à ceux qui voulaient la révolution comme à ceux qui lui préféraient des transitions pacifiques et « légales » Avec l’effondrement du communisme et la clôture de toute perspective révolutionnaire, c’est l’avenir qu’on a perdu en route. C’est l’idée du possible qui s’est effondrée. Nous ne sommes plus dans une démarche historique. On ne parle plus d’avenir mais de gestion du risque et de probabilité [5]. On gère le quotidien avec des responsables politiques qui manipulent le risque et la peur comme moyens de gouvernement, le risque sécuritaire comme le risque monétaire (la dette), qui parlent beaucoup du réchauffement climatique mais sont incapables d’anticiper la catastrophe annoncée.

Les jeunes, ceux qui incarnent biologiquement, culturellement et socialement cet avenir de l’humanité, font les frais de cette impasse collective et sont particulièrement maltraités. Les sociétés n’investissent plus dans leur futur, l’éducation ou les universités. La jeunesse est stigmatisée et réprimée. Des pays du monde entier, du Royaume-Uni au Chili en passant par le Kenya, sont ainsi marqués depuis des années par des mobilisations étudiantes parfois violentes contre l’augmentation des frais d’inscription dans les universités. Partout, des morts de jeunes impliquant des policiers génèrent des émeutes : regardez les émeutes de Ferguson ou de Baltimore, aux Etats-Unis ; les trois semaines d’émeutes en Grèce, en décembre 2008, après le meurtre par deux policiers du jeune Alexander Grigoropoulos ; ou les cinq jours d’émeutes en Angleterre après la mort de Mark Duggan en 2011. Pour ces quelques émeutes médiatiquement visibles, il y en a des dizaines d’autres (lire notre article « L’augmentation des émeutes : un phénomène mondial »). Une société qui n’arrive plus à s’inventer pousse les gens vers des mobilisations de désespoir et de rage.

Avec la mondialisation financière, les écarts de revenu et de patrimoine se creusent à une vitesse rare. Les États sont aux mains des marchés et des financiers. Les victoires électorales des plus progressistes peuvent être transformées en déroute par la seule volonté de l’Eurogroupe, dans le mépris des peuples, comme les Grecs en ont récemment fait l’expérience. A-t-on bien réfléchi à ce que pouvait être la figure d’une révolte sans espoir ? Ces rages radicales sont aujourd’hui devant de telles impasses qu’elles ouvrent la porte à des offres politiques de mort, comme celle de l’État islamique.

Faut-il vraiment considérer la radicalisation « djihadiste » comme une forme parmi d’autres de révolte ? Ou plutôt la voir comme une nouvelle idéologie totalitaire et meurtrière à combattre par tous les moyens ?

Les deux. Au vu des dégâts considérables et des crimes qu’ils commettent, ici ou ailleurs, nous devons les combattre. Mais si nous voulons être efficaces, nous devons réfléchir à la révolte qui est à la racine de ces crimes. Il faut se demander ce qui peut pousser un jeune de vingt ans à se faire exploser à côté d’un restaurant McDonald’s à Saint-Denis. Qu’est-ce qui le conduit là ? Que peut-on faire pour éviter que cela ne se généralise ? La répression, ce sont les pompiers, mais il faut trouver la source de l’incendie ! Sinon, le recrutement va continuer, notamment en France. La crise de la politique est particulièrement profonde dans notre pays. La classe politique est complètement investie dans l’espace du pouvoir et de l’État et coupée du reste de la société, en décalage total, quel que soit le parti. La politique n’est plus une puissance subjective capable de rassembler et d’ouvrir des possibles.

Le poids et la force du mouvement ouvrier reposaient sur sa capacité à agréger des populations variées, notamment immigrées, dans un espoir commun. La fin des collectifs, de la notion de classes sociales, de l’idée qu’il existe un « nous » a presque fait disparaître la conscience commune d’une action encore possible. Le « Peuple » cher à Michelet s’est disloqué dans la fin du fordisme et la politique de la ville. L’émergence des thématiques sur l’immigration et la montée du Front national sont contemporaines de la disparition d’une subjectivité de classe rassembleuse. Cette dislocation, nous la payons au prix fort. Quand des jeunes sont tués avec l’implication de policiers dans les quartiers populaires, on constate une indifférence d’une grande partie de la France. C’est ce qui s’est passé en 2005. L’isolement et la stigmatisation des jeunes des quartiers populaires les a conduits à l’émeute dans la France entière. Cet isolement et cette stigmatisation n’ont, depuis, fait que se renforcer.

S’il s’agit d’offrir des possibilités d’action, voire de révolte contre les inégalités, les discriminations ou la brutalité du néolibéralisme économique, pourquoi les nouveaux mouvements sociaux et formes pacifiques de contestation ne séduisent-ils pas davantage ?

Il faut être clair : un monde a pris fin, il n’y aura pas de retour en arrière. La nostalgie n’est pas de mise. Il nous faut regarder devant nous et faire le bilan des expériences du présent. Après le mouvement altermondialiste au début des années 2000, l’année 2011 a représenté une fenêtre d’espoir. Les printemps arabes débutent en janvier, avec la mort de Mohammed Bouazizi, jeune diplômé au chômage à Sidi Bouzid (Tunisie), puis en février en Égypte. Ensuite, le mouvement des Indignés espagnols occupe la Puerto del Sol à Madrid à partir du 15 mai. Les Grecs, contre l’austérité, font de même sur la place Syntagma à Athènes. De fortes contestations éclatent aussi au Chili et au Sénégal. En septembre, c’est le mouvement Occupy Wall Street contre la finance et l’accaparement des richesses aux États-Unis, et les villages de tentes jusqu’à Tel-Aviv. Toutes ces mobilisations de la première génération postcommuniste ont ouvert un espace, mais cela n’a pas débouché, à ce jour, sur un véritable mouvement de transformation politique.

Que reste-t-il, aujourd’hui, des printemps arabes ? Les contestataires syriens ont été massacrés par le régime, les Libyens s’entretuent, l’Égypte est pratiquement revenue au point de départ, et la Tunisie n’arrive pas à répondre aux besoins sociaux de sa population. La Tunisie est d’ailleurs le premier pays, devant l’Arabie saoudite, qui compte le contingent étranger le plus important, estimé à 3 000, parmi les combattants de l’État islamique. Cette désillusion des printemps arabes est sensible quand on observe la courbe des attentats. On y constate une montée des attentats au Proche et au Moyen-Orient, à partir de l’invasion de l’Irak par les États-Unis en 2003. La montée devient exponentielle à partir de 2012 avec la fin des printemps arabes et le début du chaos géopolitique en Irak et en Syrie.

Pourquoi aucune perspective et alternative politique n’a-t-elle émergé ? Et comment la gauche, ou ce qu’il en reste, peut-elle combattre efficacement la montée en puissance de cette nouvelle idéologie totalitaire ?

Ce que nous avons longtemps appelé la traduction politique d’une lutte pour le changement a été balayée par l’expérience – et les échecs – du XXe siècle. Le pouvoir d’État n’apparaît plus comme un levier de transformation qu’il faut prendre d’une façon ou d’une autre. En 2011, les manifestants qui font tomber Ben Ali en Tunisie et Moubarak en Egypte laissent à d’autres le soin d’assurer la transition et de gouverner. Nous assistons à des mobilisations admirables, mais qui ne se transforment pas en moyen de prendre le pouvoir. Qui ne veulent pas le prendre. Elles n’ont pas de « stratégie ». Pour l’instant, seule l’expérience de Podemos en Espagne tente de faire entrer la mobilisation des Indignés dans une stratégie de pouvoir. Ailleurs, les périodes électorales suscitent de plus en plus d’émeutes. Les élections ne sont plus des moments de règlements pacifiques des conflits sociaux, et pas seulement en Afrique. Et quand il n’y a pas d’émeutes, on constate une baisse de la participation, dans le monde entier.

C’est la politique comme mobilisation populaire et construction du commun que nous avons perdue et qu’il nous faut retrouver. Quitte à provoquer un peu, je dirai que l’urgence, aujourd’hui, c’est moins la « déradicalisation » et l’hégémonie des marches militaires sur le débat politique que la montée d’une autre radicalité, une radicalité d’espérance collective qui tarisse à la source le recrutement djihadiste. Il nous faut retrouver le sens du futur et du possible, et résister au piège de la mobilisation guerrière que nous tendent les terroristes.

Propos recueillis par Ivan du Roy

Photo : DR

Notes

[1] Alain Bertho est professeur d’anthropologie à l’université Paris-VIII, il prépare un essai sur « les enfants du chaos », à paraître aux éditions La Découverte en janvier 2016.

[2] Les Français jihadistes, éditions Les Arènes, 2014

[3] Gestion de la barbarie, ouvrage collectif attribué à Abu Bakr Naji, Editions de Paris, 2007

[4] À paraître aux éditions La Découverte en janvier 2016.

[5] On lira à ce propos l’excellente analyse de Arjun Appadurai dans La condition de l’Homme global, Payot, 2013

A qui sert leur guerre ?
Tribune parue initialement dans Libération du 25 novembre 2015

Aucune interprétation monolithique, aucune explication mécaniste n’élucidera les attentats. Faut-il pour autant garder le silence ? Beaucoup jugent – et nous les comprenons – que devant l’horreur de l’événement, seul le recueillement serait décent. Mais nous ne pouvons pas nous taire, quand d’autres parlent et agissent pour nous : nous entraînent dans leur guerre. Faut-il les laisser faire, au nom de l’unité nationale et de l’injonction à penser comme le gouvernement ?

Car ce serait la guerre, désormais. Auparavant, non ? Et en guerre pour quoi : au nom des droits de l’homme et de la civilisation ? En réalité, la spirale dans laquelle nous entraîne l’Etat pompier-pyromane est infernale. La France est en guerre continuellement. Elle sort d’une guerre en Afghanistan, lourde de civils assassinés. Les droits des femmes y sont toujours bafoués, tandis que les talibans regagnent chaque jour du terrain. Elle sort d’une guerre en Libye qui laisse le pays ruiné et ravagé, avec des morts par milliers et des armes free market qui approvisionnent tous les djihads. Elle sort d’une intervention au Mali. Les groupes djihadistes liés à Al-Qaida ne cessent de progresser et de perpétrer des massacres. A Bamako, la France protège un régime corrompu jusqu’à l’os, comme au Niger et au Gabon. Les oléoducs du Moyen-Orient, l’uranium exploité dans des conditions monstrueuses par Areva, les intérêts de Total et de Bolloré ne seraient pour rien dans le choix de ces interventions très sélectives, qui laissent des pays dévastés ? En Libye, en Centrafrique, au Mali, la France n’a engagé aucun plan pour aider les populations à sortir du chaos. Or il ne suffit pas d’administrer des leçons de prétendue morale (occidentale). Quelle espérance d’avenir peuvent nourrir des populations condamnées à végéter dans des camps ou à survivre dans des ruines ?

La France prétend détruire Daech ? En bombardant, elle multiplie les djihad‎istes. Les « Rafale » tuent des civils aussi innocents que ceux du Bataclan. Comme en Irak, certains de ces civils finiront par se solidariser avec les djihadistes : ces bombardements sont des bombes à retardement.

Daech est l’un de nos pires ennemis : il massacre, décapite, viole, opprime les femmes et embrigade les enfants, détruit le patrimoine mondial. Dans le même temps, la France vend au régime saoudien, pourtant connu pour financer des réseaux djihadistes, des hélicoptères de combat, des navires de patrouilles, des centrales nucléaires ; l’Arabie saoudite vient de commander trois milliards de dollars d’armement ; elle a réglé la facture des deux navires Mistral, vendus à l’Egypte du maréchal Al Sissi qui réprime les démocrates du printemps arabe. En Arabie saoudite, ne décapite-t-on pas ? N’y coupe-t-on pas les mains ? Les femmes n’y vivent-elles pas en semi-esclavage ? Engagée au Yémen au côté du régime, l’aviation saoudienne a bombardé les populations civiles, détruisant au passage des trésors architecturaux. Bombardera-t-on l’Arabie Saoudite ? Ou bien l’indignation fluctue-t-elle selon les alliances économiques de l’heure ?

La guerre au Djihad, dit-on martialement, se mène en France aussi. Mais comment éviter que ne sombrent des jeunes issus en particulier des milieux populaires, s’ils ne cessent d’être partout discriminés, à l’école, à l’embauche, dans l’accès au logement ou dans leurs croyances ? Et s’ils finissent en prison. En les stigmatisant davantage ? En ne leur ouvrant pas d’autres conditions d’existence ? En niant leur dignité revendiquée ?

Nous sommes ici : la seule manière de combattre concrètement, ici, nos ennemis, dans ce pays devenu le deuxième vendeur d’armes mondial, c’est de refuser un système qui, au nom du profit à courte vue, produit partout plus d’injustice. Car la violence d’un monde que Bush junior nous promettait, il y a quatorze ans, réconcilié, apaisé, ordonné, n’est pas née du cerveau de Ben Laden ou de Daech. Elle pousse et prolifère sur la misère et les inégalités dont, année après année, les rapports de l’Onu montrent qu’elles s’accroissent, entre pays du Nord et du Sud, et au sein des pays dits riches. L’opulence des uns a pour contrepartie l’exploitation et l’oppression des autres. On ne fera pas reculer la violence sans s’attaquer à ses racines. Il n’y a pas de raccourcis magiques : les bombes n’en sont pas.

Lorsque furent déclenchées les guerres d’Afghanistan et d’Irak, nos mobilisations ont été puissantes. Nous affirmions que ces interventions sèmeraient, aveuglément, le chaos et la mort. Avions-nous tort ? La guerre de F. Hollande aura les mêmes conséquences. Il est urgent de nous rassembler contre les bombardements français qui accroissent les menaces et contre les dérives liberticides qui ne règlent rien, mais contournent et nient les causes des désastres. Cette guerre ne se mènera pas en notre nom.

Parmi les premiers signataires :

Giorgio Agamben (philosophe), Etienne Balibar (philosophe), Ludivine Bantigny (historienne), Emmanuel Barot (philosophe), Judith Bernard (enseignante en lettres, comédienne et metteure en scène), Jacques Bidet (philosophe), Christophe Bonneuil (historien), Thomas Bouchet (historien), Louise Bruit Zaidman (historienne), Claude Calame (helléniste et anthropologue), Déborah Cohen (historienne), Thomas Coutrot (économiste), François Cusset (historien des idées), Laurence De Cock (historienne), Christine Delphy (sociologue), Judith Depaule (metteure en scène), Paul Dirkx (sociologue), Joss Dray (auteure, photographe), Cédric Durand (économiste), Sophie Fesdjian (anthropologue), Eric Fournier (historien), Fanny Gallot (historienne), Isabelle Garo (philosophe), Franck Gaudichaud (politiste), François Godicheau (historien), Nacira Guénif (sociologue et anthropologue), Eric Hazan (éditeur), Louis Hincker (historien), Sabina Issehnane (économiste), François Jarrige (historien), Nicolas Jounin (sociologue), Razmig Keucheyan (sociologue), Fanny Layani (historienne), Marius Loris (historien, poète), Pascal Maillard (universitaire et syndicaliste), Philippe Marlière (politiste), Laurent Mauvignier (écrivain), Guillaume Mazeau (historien), Rostom Mesli (chercheur en études du genre), Marwan Mohammed (sociologue), Jeanne Moisand (historienne), Olivier Neveux (historien de l’art), Frédéric Neyrat (sociologue), Valérie Osouf (réalisatrice), Robert Pelletier (syndicaliste), Willy Pelletier (sociologue), Irène Pereira (sociologue), Pierre Salama (latino-américaniste), Valentin Schaepelynck (chercheur en science de l’éducation), Siné (dessinateur), Bernard Stiegler (philosophe), Julien Théry-Astruc (historien), André Tosel (philosophe), Rémy Toulouse (éditeur), Enzo Traverso (historien), Eleni Varikas (politiste), Xavier Vigna (historien), Louis Weber (sociologue)


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